Découvrez l'entretien de Peter Handke, prix Nobel de littérature 2019, consacré au volume Quarto, "Les Cabanes du narrateur. Oeuvres choisies".
Depuis cinquante ans, Peter Handke bâtit une « oeuvre influente qui explore les périphéries et la spécificité de l'expérience humaine ». Embrassant toutes les formes de la littérature, elle présente comme constante une fidélité à ce qu'il est, c'est-à-dire un homme de lettres, un promeneur dont la création ne peut prendre forme que grâce à la distance propice, paradoxalement, à une plongée dans l'intériorité des personnages, à la description imagée et vivante de la nature, à l'attention au quotidien.
Pierre angulaire du patrimoine littéraire d'Europe centrale, servie par un style tranchant et unique, cette écriture se définit par le besoin de raconter faux départs, difficiles retours, voyages, etc. la recherche d'une propre histoire, de la propre biographie de l'auteur qui se fond dans ses livres : « Longtemps, la littérature a été pour moi le moyen, si ce n'est d'y voir clair en moi, d'y voir tout de même plus clair. Elle m'a aidé à reconnaître que j'étais là, que j'étais au monde. »
Cette édition Quarto propose au lecteur de suivre le cheminement de l'écrivain à travers un choix qui comprend des récits qui l'ont porté sur le devant de la scène littéraire dans les années 1970-1980 comme d'autres textes, plus contemporains, imprégnés des paysages d'Île-de-France, et reflets de son écriture aujourd'hui. Et, le temps d'une lecture, de trouver refuge dans l'une de ses cabanes.
En savoir plus sur l'ouvrage : http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Quarto/Les-Cabanes-du-narrateur
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Il est bon de se perdre une heure par jour. C'est même nécessaire, absolument. Ça fait beaucoup de bien. Et on peut se perdre encore en France. C'est un privilège plus rare qu'on ne le croit.
Bibliobs 25 mai 2014
Je suis si seul que le soir avant de m'endormir, je ne trouve personne à qui penser, simplement parce que de toute la journée, je n'ai été en compagnie de personne. Et comment écrire, si on n'a personne à qui réfléchir ?
(p. 80)

CHANT DE L’ENFANCE
Lorsque l’enfant était enfant,
il marchait les bras ballants,
voulait que le ruisseau soit rivière
et la rivière fleuve,
que cette flaque soit la mer.
Lorsque l’enfant était enfant,
il ne savait pas qu’il était enfant,
tout pour lui avait une âme
et toutes les âmes étaient une.
Lorsque l’enfant était enfant,
il n’avait d’opinion sur rien,
il n’avait pas d’habitudes,
il s’asseyait en tailleur,
démarrait en courant,
avait une mèche rebelle
et ne faisait pas de mines quand on le photographiait.
Lorsque l’enfant était enfant,
ce fut le temps des questions suivantes :
pourquoi suis-je moi, et pourquoi pas toi ?
Pourquoi suis-je ici et pourquoi pas là ?
Quand commence le temps et où finit l’espace ?
La vie sous le soleil n’est-elle pas un rêve ?
Ce que je vois, entends, sens,
n’est-ce pas simplement l’apparence d’un monde devant le monde ?
Le mal existe-t-il vraiment
et des gens qui sont vraiment les mauvais ?
Comment se fait-il que moi, qui suis moi,
avant de devenir, je n’étais pas,
et qu’un jour moi, qui suis moi,
je ne serai plus ce moi que je suis.
(…)
... même quand les phrases ont l'apparence d'une citation, elles ne doivent à aucun moment faire oublier qu'elles s'appliquent, pour moi du moins, à quelqu'un de particulier - et pour qu'elles me paraissent utilisables, il faut que l'idée centrale, forte et bien pesée, soit ce prétexte personnel, privé si l'on veut.
(p. 54)
Pensez ce que vous voudrez. Plus vous croirez pouvoir parler de moi, plus je serai libre à votre égard. Parfois, il me semble que ce qu'on apprend de neuf sur les gens n'a déjà plus de valeur. À l'avenir, si quelqu'un m'explique comment je suis - et fût - ce pour me flatter ou me rendre plus forte , je n'admettrai plus une telle insolence.
(p. 33)
Peter Handke disait à son traducteur : " Creuse ton français pour t'approcher de mon allemand".
Il arrive parfois dans la lecture que nous ayons le bonheur de vivre pleinement celle-ci, comme une existence amplifiée.

Als das kind kind war - Lorsque l’enfant était enfant
Lorsque l’enfant était enfant,
Il marchait les bras ballants,
Il voulait que le ruisseau soit une rivière
Et la rivière un fleuve,
Et que cette flaque d’eau soit la mer.
Lorsque l’enfant était enfant,
Il ne savait pas qu’il était enfant,
Pour lui, tout avait une âme
Et toutes les âmes n’en faisaient qu’une.
Lorsque l’enfant était enfant,
Il n’avait d’opinion sur rien,
Il n’avait pas d’habitudes
Souvent, il s’asseyait en tailleur,
Partait en courant,
Il avait une mèche rebelle,
Et il ne faisait pas de mines quand on le photographiait.
Lorsque l’enfant était enfant,
Vint le temps des questions comme celles-ci :
Pourquoi est-ce que je suis moi et
Pourquoi est-ce que je ne suis pas toi ?
Pourquoi est-ce que je suis ici et
Pourquoi est-ce que je ne suis pas ailleurs ?
Quand a commencé le temps et où finit l’espace ?
La vie sous le soleil n’est-elle rien d’autre qu’un rêve ?
Ce que je vois, ce que j’entends, ce que je sens,
N’est-ce pas simplement l’apparence d’un monde devant le monde ?
Est-ce que le mal existe véritablement ?
Est-ce qu’il y a des gens qui sont vraiment mauvais ?
Comment se fait-il que moi qui suis moi,
Avant que je le devienne, je ne l’étais pas,
Et qu’un jour moi qui suis moi,
Je ne serai plus ce moi que je suis ?
Lorsque l’enfant était enfant,
Il avait du mal à ingurgiter les épinards,
Les petits pois, le riz au lait et le chou-fleur bouilli.
Et maintenant il mange tout ça et pas seulement par nécessité.
Lorsque l’enfant était enfant,
Il s’est réveillé un jour dans un lit qui n’était pas le sien
Et maintenant, ça lui arrive souvent.
Beaucoup de gens lui paraissaient beaux
Et maintenant, avec beaucoup de chance, quelques-uns.
Il se faisait une image précise du paradis
Et maintenant, c’est tout juste s’il l’entrevoit.
Il ne pouvait imaginer le néant
Et maintenant, il l’évoque et tremble de peur.
Lorsque l’enfant était enfant,
Le jeu était sa grande affaire
Et maintenant, il s’affaire comme naguère
Mais seulement quand il s’agit de son travail.
Lorsque l’enfant était enfant,
Les pommes et du pain lui suffisaient comme nourriture,
Et c’est toujours ainsi.
Lorsque l’enfant était enfant,
Les baies tombaient dans sa main comme seules tombent les baies,
Et c’est toujours ainsi.
Les noix fraîches lui irritaient la langue,
Et c’est toujours ainsi.
Au sommet de chaque montagne, il avait le désir
D’une montagne encore plus haute,
Et dans chaque ville, le désir d’une ville encore plus grande,
Et c’est toujours ainsi.
Au sommet de l’arbre, il tendait les bras vers les cerises,
Avec la même volupté qu’aujourd’hui,
Un inconnu l’intimidait,
Et c’est toujours ainsi.
Il attendait la première neige et toujours il l’attendra.
Lorsque l’enfant était enfant, il a lancé un bâton contre un arbre,
Comme un javelot
Et il y vibre toujours.
(Das Lied vom Kindsein - Le Chant de l'enfance,
Peter Handke
extrait du film Der Himmel über Berlin - Les Ailes du désir
Wim Wenders, 1987)
Les avantages n'étaient en général que des désavantages manquants : pas de bruit, pas de responsabilité, pas de travail chez les autres, pas de départ journalier de la maison et de séparation des enfants. Les désavantages réels étaient donc annulés par les désavantages absents.
(p. 76)
Le premier pas sur un sol de steppe était une émotion nouvelle à chaque fois, dit-il, ce passage des surfaces bétonnées, asphaltées, pavées, tassées devant garage, caserne, gare, enclos à bestiaux à l’abandon, à ce sol de base, aussitôt souple, qui amortissait tant la pesanteur du corps. Comme c’était facile, presque trop. C’est pour cela aussi que j’ai mis des cailloux dans mes poches et je comprenais mieux le poète qui, dit-il un jour, mangeait, absorbait tant, parce que de cette façon sans vouloir se débarrasser de son émotion, il la chargeait au contraire de sa pesanteur.