L'enfant qui ne parlait pas

Malheureusement, ce n'est jamais aussi simple. La réalité ruine la vie de petits êtres, détruit des foyers et déchire des cœurs. Le mal et le bien sont des concepts relatifs et l'absolu n'existe pas.

- Dédoublement de personnalité ?
Je plissai le nez.
- Je n'arrive pas à y croire.
- Pensez-vous qu'elle pourrait avoir des hallucinations ? Surtout quand elle parle des héros de "Dallas" ?
- Cette hypothèse ne me plaît guère.
En fait, je craignais surtout que Jade perde contact avec la réalité, attestant ainsi l'existence d'un problème d'ordre émotionnel beaucoup plus grave que le mutisme électif. Chez un enfant, on diagnostique rarement une psychose hallucinatoire et je redoutais surtout d'avoir à officialiser ce trouble et à prononcer la condamnation à vie qui en résulte.
- Mais croyez-vous cela possible ? Ou bien affabuler-t-elle ?
- Dans quel but ? répondis-je. Pourquoi toutes ces relations mystérieuses ? Surtout quand elle ne paraît pas les aimer outre mesure, hormis Tashee.
Du bout de sa fourchette, Arkie repoussa la nourriture sur le bord de son assiette.
- Existe-t-il des indices quant à un mauvais traitement dans la famille ? demandai-je.
Ma compagne redressa vivement la tête.
- Que voulez-vous dire ? Ses parents la battraient ? Vous avez des preuves ?
- Je pensais à des sévices sexuels...
- Non, je n'ai rien entendu de ce genre. Mais comment se fait-il que vous y ayez pensé ? Vous soupçonnez quelque chose ?
- Je ne sais pas au juste. C'est que...
Après une pause, je repris :
- Par le passé, j'ai découvert un rapport entre les mauvais traitements, parmi lesquels les sévices sexuels, et quelques formes de mutisme électif. Ce qui explique pourquoi je n'exclus pas cette hypothèse. Et dans le cas de Jade...certains de ses actes ont une connotation sexuelle. J'ai une sorte de pressentiment, rien de très précis, si vous voyez ce que je veux dire. Mais comme la sensation que quelque chose se cache derrière la façade.
Arkie fronça les sourcils en prenant son verre de vin. Lentement, elle hocha la tête.
- Non, je n'ai entendu parler de rien. A mes yeux, les parents forment un couple sans intérêt, surtout le père. Il me fait l'impression d'un homme complètement dépassé, qui redoute d'affronter toutes ces femmes dans sa maison. Quant à la mère, vu son manque de personnalité, elle ne me semble pas assez intelligente pour jouer un rôle quelconque. Rien ne permet de conclure qu'ils martyrisent l'un de leurs enfants. Nous connaissons la famille depuis que Jade a trois ans et ils semblent bien s'occuper de leurs filles. D'ailleurs, les deux autres se portent bien.

La porte s'ouvrit sur une fillette aux jambes minces comme des allumettes. Une coiffure qu'il conviendrait de situer à l'époque pré-Raphaélique accentuait ses traits tirés. Une raie au milieu séparait sa sombre tignasse frisée qui lui descendait dans le dos. Son style diaphane lui donnait un certain charme.
Je sus immédiatement qu'il s'agissait de Jade Ekdahl, parce qu'elle était la seule fille du groupe. Le fait qu'elle eût délibérément choisi de rester muette m'avait intriguée au cours de la lecture de son dossier. Apparemment, elle parlait chez elle mais à l'école elle n'avait jamais prononcé le moindre mot. En outre, elle ne niait, ne pleurait, ne toussait, ne roter, ne hoquetait et ne reniflait pas davantage. A ce sujet, on racontait qu'elle laissait la morve couler de son nez. Pour lui donner une chance de surmonter ses difficultés, on lui avait fait redoubler le jardin d'enfant, mais son état était resté stationnaire. En cours préparatoire, elle semblait suivre sans problème mais demeurait désespérément renfermée sur elle-même. Ne parlant toujours pas à la fin de cette année-là, et âgée de presque huit ans, elle avait atterri dans cette classe.
Si le cas de Jade avait attiré mon attention, c'est parce que durant ces dix dernières années, entre la faculté et la Sandry Clinic, l'autisme électif avait constitué mon principal sujet de recherche. J'avais beaucoup travaillé avec des enfants souffrant de ce trouble, fascinée par ces êtres physiquement et intellectuellement capables de s'exprimer comme tout le monde mais qui s'y refusaient pour des raisons psychologiques. Il me paraissait étrange qu'au moment où j'avais pris la décision de tirer un trait final sur mes activités passées, je retrouve dans ma classe une petite fille atteinte de ce handicap.