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Critiques filtrées sur 4 étoiles  
Dans la tradition des vieux contes orientaux telle que la conçoivent en tout cas les lecteurs occidentaux, le Conte de la Pensée Dernière se fait récit à plusieurs niveaux. En effet, qu'est-ce que cette pensée dernière, sinon elle-même un conte englobé dans le conte plus moderne de la tradition « orale » ? Edgar Hilsenrath, sang-mêlé aux influences et aux origines diverses –fils d'une famille juive d'origine polonaise, déporté dans un camp nazi avant de vivre en Israël puis aux Etats-Unis- est d'un cosmopolitisme dont il joue avec subtilité.


Pourrait-on comparer son Conte de la Pensée dernière avec un autre conte choisi tout à fait par hasard, lui-même issu de la vieille tradition orientale ? par exemple les Contes des Milles et une nuits ? On retrouverait là de belles similitudes, ainsi ce rythme caractéristique de la narration, répétitif et mécanique à la manière d'une chanson –donc également musical- et primaire dans les structures grammaticales. On retrouverait également des thèmes similaires dans la perversité, la cruauté et l'érotisme déployés par les personnages, que tout semble rassembler autour des problématiques de l'union amoureuse, de la famille et des castes –et donc du pouvoir. Edgar Hilsenrath ne se contente cependant pas d'un récit à lire au premier degré. Espiègle et ludique, il prend du recul et s'éloigne de la tradition ancestrale du conte oriental pour instiller un brin du cynisme post-historique qui échoit à ceux qui ont vécu et connu les tumultes de la première moitié du 20e siècle, et une dose d'ironie à la fois accusatrice –lorsqu'il s'agit de décrire les comportements absurdes des grands hommes- mais aussi libératrice –car l'ironie est un signe d'espoir lorsqu'elle devient parole du survivant. Edgar Hilsenrath corse les règles du jeu du conte oriental en brouillant les pistes chronologiques, nous faisant passer d'une époque à l'autre sans crier gare et en nous laissant nous débrouiller quant à l'identité des voix qui s'expriment tour à tour. Sans chercher à compliquer notre pauvre existence de lecteur, Edgar Hilsenrath parvient ainsi à donner de l'épaisseur à son conte qui ne se montre jamais linéaire.


Là où l'écrivain se montre résolument moderne, c'est dans le sujet que choisit d'évoquer la petite voix de la Pensée dernière. A travers un défilé de légendes, de rumeurs, d'époques et de personnages, Edgar Hilsenrath se propose de nous présenter une région partagée entre Turcs, Kurdes et Arméniens –or, on sait que les plus grands ennemis et que les plus cruels conflits éclatent entre ceux qui sont le plus proches et qui se ressemblent le plus, car les seules différences existant entre eux prennent alors des proportions hors-du-commun. Une conjonction d'évènements locaux mais aussi internationaux, à laquelle participent les états européens dans un jeu de conflits d'intérêts, précipitera le pogrom arménien de 1915 qui aboutit au génocide bien connu. En suivant le Conte de la Pensée Dernière, nous passons donc progressivement d'une histoire locale à une histoire dont le périmètre d'influence s'élargit sans cesse jusqu'à englober la Terre entière, car tel est le projet d'Edgar Hilsenrath : donner une voix à toutes les victimes silencieuses, obligées de souffrir et de se taire tout à la fois.


Pour éviter un excès de tragique qui aurait rendu ce conte plombant, l'écrivain n'hésite pas à ridiculiser les principaux acteurs de ce crime. Pas d'intelligence ni de perspicacité à l'oeuvre dans les grandes décisions politiques : ici comme ailleurs, le pouvoir tyrannique permet tout et sert aux intérêts individuels.


« - Et les maisons des Arméniens, qu'est-ce qu'elles vont devenir ? Et le mobilier ? Et les vêtements et tout le reste ? Et l'argent et l'or et les bijoux ? Qu'est-ce qu'on en fera ?
- Les objets de valeur devront être remis aux autorités. Et cela sous peine de mort. Les bagages des Arméniens devront se limiter à ce qu'ils peuvent porter eux-mêmes ou ce qu'ils pourront entasser sur les chars à boeufs. Nous ferons proclamer que les biens immobiliers seront restitués aux déportés à la fin de la guerre, lorsqu'ils rentreront chez eux.
- Il y en aura donc qui rentreront chez eux ?
- Nous ferons en sorte que personne ne rentre.
- Dans ce cas, il n'y aura pas de restitution, je veux dire : de ces biens immobiliers ?
- Je ne vous le fais pas dire. »


Mais les petits acteurs de ce conte –paysans, mères de famille, enfants…- n'échappent pas à la même causticité verbale d'Edgar Hilsenrath. Leurs défauts sont eux aussi mis en avant et leur exubérance éclate à travers les légendes métaphoriques transmises de génération en génération :


« Et soudain les gros sacs de lait de sa mère éclatèrent. Et ce furent des torrents de lait qui dévalèrent la montagne et se répandirent dans les vallées anatoliennes. Et les torrents devinrent des fleuves. Et les fleuves devinrent des mers. le lait de sa mère coulait de par le monde à grands flots, seul le petit Wartan, couché sous la vigne, en demeurait privé. Et le petit Wartan hurlait, hurlait, avide du lait de sa mère qui coulait partout, sauf dans sa bouche. »


Ainsi, si Edgar Hilsenrath évite au lecteur de revivre trop pleinement le tragique d'un génocide en nous tenant à distance de ses personnages, il ne lui permet pas non plus d'éprouver le moindre sentiment de compassion pour eux. Les victimes redeviennent ce qu'elles ont toujours été : une masse informe qui disparaît dans l'anonymat, tandis que les responsables en premier lieu continuent de porter le costume bouffon des petits enfants égoïstes qui ont grandi trop vite. Si Edgar Hilsenrath parvient à transcender son propos avec une légèreté toute musicale, il n'ose toutefois pas approcher son lecteur et ne parvient pas à lui transmettre ce qui était peut-être son objectif premier : le sentiment de persécution et de rejet de tout un peuple.
Lien : http://colimasson.over-blog...
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J'aime Edgar Hilsenrath. J'aime son cynisme, j'aime son humour, son don si particulier de mêler la dérision au tragique, ses personnages loufoques et malins, perdus et cruels...
J'ai adoré Fuck America, puis la trame absurde dans le Nazi et le Barbier. J'ai été déboussolée avec le Conte de la dernière pensée. le style tranche d'avec les précédents ouvrages, il s'agit d'un conte, assurément, raconté comme un grand-père pourrait le raconter à son petit-fils, son petit agneau. Mais un grand-père un peu fou alors, car il faut être fou pour décrire comme un conte les atrocités subies par le peuple arménien.
Le conte est indéniable, la magie et la malice se mêlent aux horreurs pourtant bien réelles, conférant parfois une certaine distance, comme si tout cela n'était qu'imaginaire. Hilsenrath ne perd pourtant pas son écriture terre à terre et acerbe et la réalité reste présente, étouffante, parfois difficilement soutenable, jusqu'à se retrouver de nouveau, pour plusieurs pages, emporté dans une nouvelle envolée aux tonalités fantastiques. On croit rêver, entre la douceur des paroles d'un grand-père et les horreurs illimitées que les hommes parviennent à s'infliger.
Il faut être fou pour décrire comme un conte les atrocités d'un génocide, mais cette histoire-là est superbement racontée.
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Troisième livre que je lis d'Hilsenrath après "Fuck America" et le "Nazi et le barbier" et le plus critiquable. Bien que l'auteur ait un vrai style d'écriture, que l'on reconnaisse le sens de la formule et ses incontournables dialogues "entendus" (du style "je m'appelle machin / Tu t'appelles machin ? / Je m'appelles Machin / Alors machin est ton nom"), ce livre est le premier ou quelques parties m'ont ennuyé. Il faut dire que c'est un bon pavé, et que certaines longueurs, charmantes d'habitude, sont ici un peu trop présentes. Cela reste un livre intéressant, de par son style, son contenu, peu évoqué (le génocide arménien de 1915 et l'histoire du pays), mais aussi de par son traitement intelligent des relations turco-arméniennes, quand on sait que la Turquie n'a toujours pas reconnu le massacre. Autre bémol, qui n'engage que moi, l'ouverture vers la Shoah, qui a déjà été traitée par l'auteur et qui n'apporte rien au récit en tant que tel (oui l'horreur va se répéter, oui des passerelles peuvent être tendues, oui l'auteur à lui même vécu les pogroms et on peut comprendre que cela revienne sur le tapis, mais y faire encore référence donne un certain malaise, celui du besoin de "comparaison"). Bon livre toutefois, marquant.
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