Autant mon père a exécré cette campagne, Votre Honneur, autant ma mère y a trouvé mille bonheurs. Elle aimait tout. Les plongeons vertigineux des hirondelles en juin, les grands sauts des poissons dans les étangs, la basse-cour où bourdonnaient les insectes et où glissaient subrepticement les lézards, le rauque concert nocturne des grenouilles et des criquets, les soirées pleines et sensuelles de l'été tardif, le chatoiement argenté des peupliers dans le vent, les colloques de corbeaux en novembre, la glace qui entourait la moindre branche et brindille des arbres, transformant le paysage en féérie scintillante. Par-dessus tout, elle aimait l'accélération des changements vers la fin octobre : le départ vers le sud des grues cendrées, l'apparition subite du jaune dans les fougères et du rouge dans les sorbiers, le toc distinctif des châtaignes chutant au sol, l'odeur des poires mûrissantes, le goût du jus de pomme qu'on vient de presser, les motifs artistiques en vert et orange sur les différentes espèces de cucurbitacées, l'agréable flic flac des bottes dans la boue...
Les dernières années, on avait cessé tout à fait de se toucher: entre nous il n'y avait plus d'amour à faire.
Divorce. Pas facile à expliquer aux juges, en 1972 : ni adultère, ni alcool, ni violence, rien qu'une perte, un drainage, une longue et lente saignée de l'amour : cette cause-là n'était pas prévue dans la législation de l'époque.