Un amour non partagé a sur les gens un terrible pouvoir. Parfois, ils ne veulent même pas s'en libérer.
Presque impossible à vaincre, le démon de l'habitude. Il dévore tout.
Elle s'était installée au milieu du chaos de la cuisine du nord d'Oxford (réfrigérateur ronronnant, gravures de Hockney, casseroles sales empilées dans l'évier qui attendaient qu'on s'occupe d'elles), et s'était absorbée dans des catalogues d'horticulture. Elle avait dégagé un espace pour son carnet de croquis et ses crayons, qui étaient cernés par une haie d'objets, semblaient à jamais réunis sur la table -deux pots de géraniums parfumés, un vase de lilas, une bouteille de jus de pomme fait à la maison, trois romans, un pot de marmelade d'orange sans sucre, un dauphin miniature, une écharpe aux couleurs de l'école et la lyre en strass, scintillante dans sa boîte ouverte. Ursula, en contemplant cette barrière exotique entre elle et le reste du monde, sourit : cela en disait long sur les occupants de la maison, pensait-elle, de même que toutes nos possessions tracent notre portrait. Ou devait-elle dire : nous trahissent?
Même après seize ans de mariage avec une femme qu'on aime profondément, avec laquelle on partage enfants, maison, proximité quotidienne, on ignore quatre-vingt-dix pour cent de ce qui lui traverse l'esprit. (p125)
Quand on croise brièvement des étrangers, c'est l'ignorance qui nous décourage : on a rarement soit le temps soit la possibilité de découvrir d'où vient l'autre -quelle est sa vie, son état d'esprit. Les rencontres se déroulent au milieu d'un brouillard de signaux dont la signification est souvent incomprise, ou mal comprise. L'acte de communiquer, même au niveau le plus superficiel, est plein de mystères. Nombreux sont ceux qu'on n'éclairait jamais et qui deviennent des sujets de spéculations.
De petis espaces innocents mais privés sont essentiels à la santé mentale des couples mariés, avait-elle très vite découvert, et elle s'arrangerait pour que ces parties de sa vie soient tout aussi prioritaires que ses devoirs envers Martin et les enfants.
Elle devait se libérer l'esprit, complètement, des inépuisables listes de courses pour le dîner ou de vêtements à porter à la blanchisserie, et de se donner, un moment, l'illusion d'être aussi libre que n'importe quel homme de se concentrer uniquement sur son travail.
En vérité, son ardeur pour tout travail, quel qu'il soit, s'était tarie. Et le conflit empirait : culpabilité devant une vie futile d'un côté, manque d'inspiration à propos de ce qu'elle pouvait faire de l'autre.
En fait, l'amour conjugal est quelque chose d'irrégulier, et comme ce serait ennuyeux si ce n'était pas le cas.
Dans le mariage, les marées changeantes sont plus saines que les eaux dormantes. Elle s'était donc résignée aux rencontres, séparations, rencontres, séparations, à cette invariable bascule. C'était sa façon de traiter le gouffre qui sépare toutes les âmes humaines.