MADAME ALVING. J'y trouve comme une explication, une confirmation de bien de choses que j'ai coutume de penser, de ruminer en moi-même. Car, voyez-vous, pasteur, ce qu'il y a d'étonnant, c'est qu'à vrai dire on ne rencontre absolument rien de nouveau dans ces livres. Il n'y a que ce que la plupart des hommes pensent et croient. Seulement, la plupart des hommes ne s'en rendent pas compte ou ne veulent pas s'y arrêter. C'est tout.
[..] Si je suis aussi craintive et peureuse, c’est qu’il y a en moi tout un monde de revenants dont je n’arrive pas à me défaire.
Manders. Un monde de quoi ?
MADAME Alving. Un monde de revenants. Lorsque j’ai entendu Régine et Osvald, c’était comme si je voyais des revenants. Je me demande si nous ne sommes pas tous des revenants, pasteur Manders. Ce n’est pas seulement l’héritage de nos parents qui revient nous hanter. Il y a aussi toutes sortes de vieilles idées et de croyances mortes. Elles ne sont plus vivantes, mais elles nous encombrent l’esprit, et nous n’arrivons pas à nous en défaire. Quand je prends un journal, c’est comme si je voyais des revenants se faufiler entre les lignes. Il doit y en avoir partout dans le pays. Ils sont nombreux comme les grains de sable, il me semble. Et nous avons tous horriblement peur de la lumière.
Manders. Voilà le fruit de vos lectures. Beaux fruits, en effet ! Quels livres abominables, athées et révolutionnaires !
MADAME Alving. Vous vous trompez, mon cher pasteur. C’est vous qui m’avez poussée à réfléchir, et je vous en remercie.
Manders. Moi !
MADAME Alving. Oui, vous ; lorsque vous m’avez pliée à ce que vous appelez le devoir, lorsque vous avez vanté comme justes et équitables des principes que mon esprit rejetait avec horreur. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à examiner la trame de votre enseignement. Je voulais juste toucher à un nœud ; lorsque je l’ai défait, tout a filé. Et j’ai vu que c’était cousu à la machine.
LE PASTEUR. - Chère madame, il y a, dans cette vie, des cas où l'on doit s'en rapporter au jugement des autres. Que voulez-vous ! C'est un fait et cela est bien. Que deviendrait la société s'il en était autrement ?
De joie de vivre ? Ce serait ça, le salut ?