On peut posséder un caractère marqué et quand même s’étonner d’une flambée de pulsion meurtrière. Ce fut le cas de Chloé lorsqu’elle songea, de façon assez détachée, qu’un malencontreux coup de fraise diamantée dans la joue d’un odieux cancrelat devait faire très mal.
Elle lui avait expliqué qu’il aurait ensuite de belles dents bien alignées et, qu’en plus, ses problèmes de mastication et d’élocution s’arrangeraient. Très sage, il avait hoché la tête, puis de grosses larmes avaient dégringolé de ses paupières alors qu’il murmurait : « Mais ça fait mal. Et y en a qui se moquent de moi à l’école. »
La moindre jolie histoire d’amour la faisait sangloter en cachette. À ses patients surpris par ses paupières gonflées le lendemain, elle expliquait avoir souffert d’une allergie due à un produit cosmétique. Heureusement, ses lunettes loupe binoculaires qui lui donnaient des faux airs d’escargot dissimulaient un peu l’étendue des dégâts.
Les patates, c’est moins cher que la côte de bœuf. Il avait essayé la pâtée pour chat en salade. Pas mauvais du tout, surtout rehaussé d’une pincée de sel et de poivre et accompagné de quelques cornichons. Problème : comment justifier ses achats alors même qu’il ne possédait aucun animal ? Une bien meilleure idée lui était alors venue : les récupérateurs qui luttaient pour diverses raisons contre le gaspillage.
On est fondé à se poser une question insoluble au sujet des avares pathologiques et des êtres menés exclusivement par le goût du lucre. Qu’en font-ils ? Pour la catégorie de pingres acharnés à laquelle appartenait Gérard Fournier, il n’est pas question de s’offrir une belle maison, une voiture puissante, une maîtresse exigeante. Encore moins des livres rares, des toiles de maîtres, des grands crus ou un tour des Merveilles du monde. Il n’est question que de rapacité, de thésaurisation. Il est question de se procurer un orgasme virtuel à chaque lecture de relevé bancaire (les licites). En plus, c’est gratuit, hormis frais de banque, et on peut les relire vingt fois sans fatigue du/de la partenaire. Bien sûr, on songe alors : croit-il (elle) qu’il l’emmènera de l’autre côté ? Non, c’est encore plus incompréhensible : il ou elle n’y pense même pas. Il ou elle n’a pas de vie, ni de mort. Ne reste que l’argent, unique obsession, ultime destination.
Les yeux de Gérard Fournier, d’une couleur assez indéfinissable, plutôt maronnasse, semblaient incapables de rencontrer un autre regard humain, sauf lorsqu’il jouait les hommes fiables pour mieux gruger son vis-à-vis, une constante.
Gérard Fournier avait eu un fils unique, Arnaud, avec lequel il s’était fâché après le décès de sa femme. Cette absence ne lui pesait pas, au contraire. Ainsi s’évitait-il « L’Art d’être grand-père11 », une corvée. Corvée dispendieuse de surcroît, entre les baptêmes, les cadeaux d’anniversaire, les sorties, les vacances. Et puis, de son point de vue, son fils était un échec à pattes.