C'était son premier séjour dans les îles Vestmann, ce petit archipel constitué d'une quinzaine d'îles volcaniques, d'îlots et de rochers qui jaillissaient de la mer de manière spectaculaire au large de la côte sud de l'Islande. Plus tôt ce matin, elle avait pris avec ses amis un vol pour Heimaey, l'île la plus vaste et la seule qui soit encore habitée. Le monde entier en avait parlé lorsqu'en 1973, une éruption volcanique avait obligé les autorités à évacuer toute la population. L'éruption avait duré cinq mois, au terme desquels la plupart des habitants avaient regagné leur terre pour reconstruire leur ville, malgré la menace d'autres éruptions.
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Il émanait de ce décor peut-être moins spectaculaire, marqué par l'espace et le vide, une sensation de quiétude infinie. Sur l'horizon dénudé, les seules touches de couleur provenaient des baies de myrtilles et de camarines, et des eaux bleues impassibles du fjord en contrebas.
Entrer dans la maison de retraite revenait à pénétrer dans un automne perpétuel. Les murs aux couleurs feutrées, qui lui semblaient plus délavées à chaque visite, et les fenêtres opaques qui laissaient à peine filtrer la lumière ne manquaient jamais de le déprimer. Il venait ici par affection, et aussi par sens du devoir. Il se sentait soulagé de regagner l'air frais quand il quittait les lieux.
Elle contempla la mer, le ciel, les oiseaux blancs qui volaient si près qu’on pouvait quasiment les toucher. Dans ce calme parfait, devant cette vue extraordinaire, elle avait l’impression d’appartenir à un autre monde.
Elle devait se reprendre, tirer un trait sur ses pensées obsessionnelles, quand bien même elles n'allaient pas disparaître : elles reviendraient ce soir se venger dès qu'elle aurait posé la tête sur l'oreiller.
Elle avait tout à coup l'impression d'avoir échoué sur une île déserte à la suite d'un naufrage, sans aucune connexion possible avec le monde extérieur si ce n'était par la radio.
Piégée dans un sublime paysage impressionniste.
Ils avaient rejoint le vieux bâtiment, à distance suffisante de la maison principale. Tandis qu'elle parlait, un macareux vola au-dessus de leurs têtes en faisant claquer ses ailes - drôle de bande-son pour l'interrogatoire d'un suspect.
Les amis de jeunesse, on ne les perd pas tout à fait.
Ce week-end, tandis que ses camarades de fac garderaient le nez plongé dans leurs livres pour ne pas perdre pied, Benedikt envisageait de mettre ses études de côté. De toute façon, il ne se voyait pas faire une carrière d'ingénieur ; un vent de révolte grondait en lui, et contre toute attente, l'air pur de la campagne le galvanisait. Il lui semblait avoir enfin les idées claires : il n'avait aucune envie de retourner en cours. Il ferait mieux de laisser tous ces nombres, toutes ces équations, à ceux qui le méritaient.
Aucun être normalement constitué ne pouvait vivre avec un tel fardeau. Parfois, il aurait voulu s'endormir pour ne plus jamais se réveiller.