Octobre 1978
Jacques Delouvert tambourinait du doigt sur le tableau de son bureau. La main était grasse, rose et boudinée. Nerveuse pourtant. Par la grande baie vitrée, Delouvert pouvait contempler le spectacle des toits de Paris. Son bureau se trouvait au dernier étage du grand immeuble courbe de verre et de béton abritant les locaux du Parti. Mais Delouvert se foutait des toits de Paris, des pigeons, des reflets moirés du soleil sur les ardoises luisantes. Poésie de pacotille, sensibilité populiste, nostalgie petite-bourgeoise.
De sa grosse main, il saisit la fiche photocopiée qu'il étudiait depuis une heure. Il l'avait examinée à la loupe, détaillant lettre par lettre les annotations manuscrites et les cachets apposés en bas de page. Aucun doute possible : ce n'était pas un faux. D'ailleurs, quand bien même il se fût agi d'une contrefaçon, les renseignements consignés sur le document étaient rigoureusement exacts. Delouvert était un des rares hommes (une dizaine ?) à le savoir.
Il s'empara d'un gros briquet fixé sur un socle d'onyx, un cadeau offert par une délégation du Parti grec, et il fit brûler la feuille. Une odeur âcre s'en dégagea.
Ah, mon cher Castel, asseyez-vous donc ! Je tiens à vous remercier ! Si, si ! Grâce à vous, nous avons démantelé une partie du réseau terroriste de la région. Nous allons vous réexpédier en Allemagne, dans votre camp. Nous passons l'éponge sur votre évasion... Vous avez sauvé des vies allemandes !
Il pleuvait abondamment. Et Georg Staffner détestait la pluie. Cela n'avait aucun rapport avec la mélancolie qu'engendre chez de nombreux mortels la vue des flaques luisantes sur le bitume des rues des villes. Staffner détestait la pluie car pour lui humidité rimait avec douleur.
Il revenait justement de l'hôpital, où, depuis de longues années, on le suivait pour une maladie rhumatisante qui lui rongeait les articulations avec une avidité sournoise. Appuyé sur sa canne, il attendait le bus (...).
- Camarade Castel, c'est pour moi une joie et un honneur de te recevoir. J'espère que ton séjour te sera agréable. Nous avons beaucoup à faire. J'ai tenu à te rencontrer en privé, parce que, désormais, tous nos contacts seront publics, et j'ai besoin de te connaître mieux... Je sais que tu as accepté notre proposition. Et je t'en remercie. Dans un an, tu seras donc le secrétaire général du Parti français. C'est un lourd fardeau, bien lourd en vérité. Comment dites-vous ? « Ne te monte pas la tête ! » Oui, c'est cela... Reste humble !
Tu as été choisi parce que tu possèdes les qualités requises. Ta vie va changer, camarade Castel. Tu vas devenir le Parti, tu seras son visage, son incarnation pour des millions d'hommes, qui écouteront tes paroles.
(…)
- Camarade Castel, tu sais les raisons pour lesquelles nous t'avons choisi parmi tant d'autres... Les fautes de ta jeunesse, nous ne les ignorons pas. Malgré elles, nous t'avons fait ce que tu es. Sans nous, tu ne serais jamais sorti du rang : n'oublie pas, camarade Castel, n'oublie pas. Tu nous dois obéissance.
Comprenant que le fait d'être membre de l'avant-garde de la classe ouvrière ne pouvait que lui être bénéfique pour sa promotion sociale à l'intérieur de l'usine, René adhéra au Parti. Le 22 avril 1947 : il venait tout juste d'atteindre ses vingt-sept ans.
Et l'on vit bientôt le jeune Castel vendre l'organe central du Parti sur les marchés de Montmartre ou de Saint-Ouen, le dimanche matin. Cet être fragile, plein d'amertume à l'encontre de son enfance misérable, déjà marqué par les épreuves de la guerre, le Parti allait le transformer, lui donner cette belle assurance, cet allant imperturbable que tout le monde lui reconnaît.
Andlauer hocha la tête. Il hésitait. Les permissions étaient strictement réglementées, en raison des évasions fréquentes ; en France, le gouvernement de Vichy venait de promulguer la loi sur le STO, transformant le recrutement volontaire en enrôlement forcé. Mais Castel était venu travailler en Allemagne de son plein gré, ne fallait-il pas lui faire une faveur ?