Citations sur L'heure et l'ombre (22)
Je crois que le temps gouverne nos humeurs.
Même si je devenais héros, prince charmant, amant adulé, aucun sortilège ne me donnerait la capacité absorbante d'une serviette de toilette. De cette simple serviette de toilette avec laquelle elle s'épongeait les jambes, dans un geste d'une grâce qui me laissait sidéré, et à peu près épouvanté.
Mais elle est entrée dans la mer. Elle est entrée dans la mer, de tout son corps, et je me souviens encore, au moment où je te parle, combien ce mouvement banal m’a paru exorbitant. Contrairement à l’impression qui l’avait précédée, cette vision m’a permis de mesurer à quel point Sylvie était réelle, réelle à hurler.
J’étais comme celui qui a contemplé son désir dans le miroir magique, qui veut le conserver pour lui seul, et que les regards qu’il lui jette, sans pouvoir se retenir, finissent par ronger jusqu’à l’âme.
Seul, on a l'impression de ne défendre que soi. À deux, on forme une société, on prend plus aisément, ne fût-ce qu'à ses propres yeux, l'allure d'un défenseur du droit.
Je sentais douloureusement chaque fraction de sa peau épousée exactement par l'eau, sa nudité dessinée en creux. Scène scandaleuse, dont personne ne s'apercevait, à part moi. Nul ne la posséderait jamais comme la mer la possédait en ce moment, avec cette précision exhaustive et détachée, personne ne se montrerait capable de la recevoir avec cet amour sans phrases. Toute la mer, qui accueillait ce corps, en était à présent l'empreinte invisible. Toute la mer était le sexe de Sylvie et ses seins. La regarder, en n'importe quel point, revenait à contempler le corps nu de Sylvie, alors même qu'il venait de s'y cacher.
J'ai compris que je n'y arriverais jamais : la littérature est incompatible avec l'insignifiance.Or, il faudrait représenter l'insignifiance, la fadeur de la vie. Tout le reste ment. Celui qui parviendra à écrire le roman bureaucratique parfait sera le plus grand génie du siècle. A condition que ce ne soit ni symbolique, ni burlesque, ni fantastique, juste morne, ennuyeux et insignifiant. C'est-à-dire illisible.
J'étais revenu à cet été, où Julien, Sylvie et moi nous baignions, à Saint-Savin. L'odeur des pins, je la respirais intacte. J'entendais les voix calmes qui s'élevaient de l'autre côté de la haie, dans lesquelles l'heure à la fois recueillait sa qualité, la longueur de ses ombres, la fraîcheur de son air, et s'immobilisait, comme saisie par la conscience de ce que son fil fragile supportait d'éternité.
Ainsi, certains pays pensent, en feignant de ne rien voir, rester indemnes de la guerre qu'une tyrannie impose à un continent.
L'hiver était arrivé, de longs jours de pluie défilaient comme si j'avais perdu un être cher et qu'ils venaient l'un après l'autre me serrer la main d'un air compassé, en déversant sur moi leurs humeurs glaciales... Je mettais le pied dehors, une pleine urne de sanglots, à moi seule réservée, se répandait sur mes cheveux.