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Critique de dourvach


На полустанке и другие рассказы... Qui sait que cet ouvrage contient un chef d'oeuvre de 40 pages, "Le bleu et le vert" ? Une nouvelle totalement méconnue du "grand public" français, elle est la plus belle histoire d'amour adolescent qui fut jamais écrite... Avec prière — et même supplications, si vous préférez ! — de courir vérifier tout le sérieux de notre propos "à la source"...
Il s'agit ici de l'intégrale de ce beau recueil de douze nouvelles paru en France sous l'impulsion de Louis Aragon ; recueil admirablement traduit par Robert Philippon en 1962, reparu récemment sous une très belle couverture dans l'agréable collection "L'imaginaire" de Gallimard.
Et je dois commencer par citer ici notre amie Nastasia-B :
"À ce niveau d'écriture, on comprend que la littérature est réellement un art. À ce niveau d'écriture, on s'aperçoit que l'outrage d'une traduction ne peut entacher que très faiblement la lumière du propos. Iouri KAZAKOV parvient à écrire de la prose comme vous rêveriez la poésie : simple, limpide, évidente, belle, puissante, essentielle, magique".
Car j'ai ressenti ce même émerveillement devant certaines oeuvres méconnues de l'ardennais André DHÔTEL ("La maison du bout du monde", "Ma chère âme"), ou du kurde Yachar KEMAL ("Terre de fer, ciel de cuivre", "La légende des mille Taureaux"), ou encore du norvégien Tarjei VESAAS ("Les oiseaux", "¨Palais de Glace", "Les Ponts")... Et l'on repense particulièrement à ce recueil exceptionnel de nouvelles intitulé "Le Vent du Nord" ("Vindane") de Vesaas, pour leur côté âpre et panthéiste... et comparer la prose de Kazakov à celle de Vesaas n'est pas - pour nous - un mince compliment !
Bref, ce monde sensible a cette lumière particulière que seuls quelques-uns parviennent encore à discerner...
Ainsi, Iouri Kazakov était du nombre. Une matinée au bord de la rivière, le drame tapi dans une lumière dorée irisant la rosée sur les fougères ... Юрий Павлович Казаков (1927-1982) : Iouri Kazakov détestait visiblement "la grande ville" (Moscou où il était né et où il s'éteignit) : comme on le sent bien dans son oeuvre, et comme on partage !
Comme l'on préfère évidemment les bords de Loire et ceux de l'Evre de Julien GRACQ aux particules fines du brouillard jaunâtre parisien... Comme on aime les "écrivains provinciaux", au fond ! (Tous ces MAUPASSANT aux odeurs de vase remuée...). Dans ce monde des premiers éblouissements, dans cette "littérature des Pouvoirs Premiers" (comme l'écrivait Notre "Saint" RAMUZ...), le monde sensible respirait à l'état d'enfance : on y souffre, on y pleure, on s'y noie...
Les tentacules d'une pieuvre d'eau douce peuvent vous aspirer au fond de la rivière (c'est cet affabuleur de Michka Kaïoulenko qui vous l'affirmait peut-être quand vous portiez des culottes courtes, tels Iachka et Volodia d' "Une matinée tranquille"...).
Mais entrons ici dans le détail :
- "La petite gare" [1954] (pages 9 à 16) nous fait entrer immédiatement dans le coeur et l'âme de la très jeune fille au fichu, tête penchée sur l'épaule de son compagnon haltérophile - celui qui l'abandonne, très lâche et dédaigneux, bien sûr : en partance dans son aventure solitaire vers "La Ville" (cette mégalopole de Moscou et tous ses mirages où il se perdra sans doute...). Pour l'abandonnée, il n'y a plus qu'à sécher ses larmes dans le foin de la charrette : celle qui l'entraînera lentement vers on ne sait quels autres cieux tristes... Une histoire immortelle, n'est-ce pas ?
- "Une matinée tranquille" [1954] (pages 17 à 35) nous fait partager les fanfaronnades (plus les connaissances naturalistes) estivales de Iachka , - le "cousin des champs" - et son ahuri d' "ami des villes", Volodia (tout juste sorti de son ignorance crasse d'enfant de citadins moscovites) : il a fallu se lever avant l'aurore pour aller pêcher au-dessus du gouffre de la rivière lointaine... Evidemment [Attention, spoiler!] c'est bien Iachka le débrouillard qui sauvera l'ingénu Volodia de la noyade. Sous le regard narquois des brumes de la rivière - frontière d'un "Autre Monde"...
- "Nocturne" [1955] (pages 36 à 55) est le récit presque "dhôtelien" d'une longue marche solitaire d'un chasseur dans les senteurs de la plaine et des forêts (cette senteur tenace des pinèdes sèches) jusqu'à un lac lointain... et une rencontre double autour d'un feu de camp...
- "La maison sous la falaise" [1955] (pages 56 à 76) : l'histoire d'une jeune Gretel prisonnière d'une affreuse sorcière (sa mère biologique) : un jeune homme passe par là, "louant une chambre pour la nuit" chez la terrible mégère ... Un conte de fées moderne forgé dans une langue admirable, là encore !
-"Le pèlerin" [non daté] (pages 77 à 99) : ce pourrait être un remake littéraire de "Charlot Pèlerin"... le Tartuffe itinérant ne manque pas d'air... Ah, s'il pouvait "se faire" la fille de sa logeuse dans la nuit, tout en étant nourri et blanchi à l'oeil... mais voici que la belle endormie ne se laisse pas faire... le bonhomme repart queue basse dormir seul dans le meilleur lit de l'isba, et cherche à se faire nourrir tranquillement le lendemain matin, sous les regards et les silences courroucés de la mère, puis doit dégager la place, toute honte bue... On imagine sa journée qui s'annonce strictement semblable à la précédente... "La longue marche"... ou "L'aventure (parasitaire) c'est l'aventure ! " C'est que le cache-sexe de la religion est bien pratique ! Une belle ironie bienveillante traverse cette nouvelle où même ce foutu escroc possède des côtés presque sympathiques... Kazakov ne juge pas. Il décrit.
- "Le bleu et le vert" [1956] (pages 100 à 139) est la merveille des merveilles. Digne du justement célèbre roman stendhalien (ce dernier est-il volontairement "cité" dans le titre bichrome ?) ... Ici "Julien Sorel" est jeune, moscovite et timide : il est le narrateur. Il rencontre Lilia et la perdra... le coeur du lecteur se serre et souffre avec celui du "héros"... Mille "petits détails vrais"... pensées, sensations que nous avons tous et toutes connues, sans doute ! Cette histoire, universelle et immortelle, est sans doute la plus juste description des foudroyants aléas de notre sentiment amoureux, en cet âge terrible de l'adolescence. Cette nouvelle devrait être traduite dans toutes les langues humaines et être connue de tous les Terriens. Elle est sans doute - à nos yeux - le sommet de l'art exceptionnel de Iouri Kazakov...
- "A la chasse" [1956] (pages 140 à 154) La transmission d'un art de chasser - dans la dangereuse taïga - de père en fils : "J'initie mon fils tout comme mon père m'a initié...". le père retrouve avec son fils les traces d'un campement qu'il partagea avec son propre père... Les décennies ont passé, l'arbre qui les surplombait est devenu gigantesque, la cabane de branchages a pourri... C'est à peine s'il reconnaît l'endroit ! Mais l'éblouissement de son propre fils se mettant à l'eau - dans le crépuscule - pour aller ramasser leur propre gibier abattu, enfin le distrait de sa lourde nostalgie.
- "Les secrets de Nikichka"[ 1957] (pages 155 à 178) Un petit enfant (Nikichka) sur un très grand cheval docile, seulz dans la nature entre la maison de la mère et la hutte estivale du père, pêcheur de saumons. le cheval arrive à bon port et le père apprend son métier au fiston... un chien roux veille près de l'âtre. Une merveille descriptive cheminant entre littoral vertigineux et eaux scintillantes : celles qui cernent la barque paternelle, devenant véritable "école de la vie"...
- "Arcturus, chien courant" [1957] (pages 179 à 207) : un chien aveugle, un vieux docteur, une aventure canine christique en neuf chapitres poignants. Arcturus, le bien nommé, découvreur des vertiges sensoriels de la forêt boréale (jusqu'à en mourir). " Mais jamais certainement aucun chien ne fut aussi digne de porter un nom magnifique, le nom de l'étoile bleue dont rien ne ternit l'éclat ! "
- "Les vieux" [1958] (pages 208 à 235) : un lieu isolé (la maisonnette du gardien, près de l'entrepôt) d'où l'on domine un morne village recouvert de glace, sur la rive d'une anse de fleuve aménagée en port , un homme - le gardien - et toute son histoire. Il s'appelle Tilkhon Egorytch : sa vie n'a pas été des plus faciles... Malgré son âge (certain), toujours fière allure ! La haute stature, les bottes de feutre, la pelisse... Ancien ivrogne, il a su mener sa barque et garde (à peu près) sa silhouette herculéenne d'antan... Haï cependant par un de ses voisins dépossédé en 1917, Krouglov, paralytique, aigri... Il se prennent au collet... le plus fort demeure, l'autre s'effondre dans la neige. Un jour ou l'autre, l'un tuera l'autre : "Tikhon tuera Krouglov" chante le choeur du village perdu. En quatre chapitres seulement, nous voilà parvenus à un sommet (glacé) dans l'art de la nouvelle : proches du "climat" des plus beaux et âpres romans de Yachar Kemal (sa trilogie "Le pilier"/"Terre de fer, ciel de cuivre"/"L'herbe qui ne meurt pas") et de Georges Simenon ("Le chat" et cette fine description d'une haine recuite : celle, abyssale, de deux vies vieillissantes...). Un chef d'oeuvre (fondu au noir), à nouveau !
- "Manka" [1958] (pages 236 à 256) : une idylle... Manka est une orpheline devenue adolescente au physique ingrat, factrice de son état, devant aligner - à pied, bien sûr - les verstes (trente, entre Vasintzy et Zolotitza) entre son village perdu et les pêcheries. Elle doit cacher son sentiment grandissant pour Perfilii Volokitine, le jeune coq d'une pêcherie, fanfaron, accordéoniste vellétaire, acharnée à poursuivre Lenka la délurée, que tous les gars convoitent. Mais voici que certain matin, Manka et Perfilii se retrouvent seuls dans l'isba de la pêcherie... Un étonnant suspense psychologique dans la description des sentiments confus (en quatre chapitres, à nouveau) - qui nous rappelle évidemment son chef d'oeuvre [lire précédemment], "Le bleu et le vert". L'avant-dernière scène - maritime d'avant la tempête - évoque bien sûr le souvenir du jeune Iachka sauvant de la noyade son copain Volodia : ici le pêcheur Perfilii sauvant des eaux la vierge (timide et très amoureuse) Manka. Une fois séchée, Manka se laissera embrasser par Perfilii puis s'enfuira... C'est qu'elle veut - surtout - "le tenir" par les sentiments qu'elle a suscités en lui, et chante les paroles de malédiction amoureuse favorites de sa grand-mère - celles qui hantent à nouveau son esprit : "Alors qu'il crie et qu'il souffre, et qu'il brûle dans le feu, mais qu'il ne puisse sans moi ni vivre, ni exister, ni boire, ni manger !"
- "Les Cornes de Renne" [1958] (pages 257 à 270) : un conte de fées dont l'héroïne (quasi muette) est une adolescente convalescente de tuberculose - maladie jamais nommée... Que se passe-t-il réellement derrière les volets fermés de la villa hivernale nommé par elle "Les Cornes de Renne" ? Fantasmagorie ? Rêve ? Réalité qui s'altère ? Nous n'en saurons rien et la nouvelle se clora sur ses trois chapitres mystérieux. Manka a-elle rêvé ? le vieux troll lui a-t-il parlé des yeux ? La musique des luths et de la flûte à travers les jalousies existait-elle ? le jeune skieur repartira dans la neige et l'adolescente aura le dernier réflexe de se cacher derrière un arbre - gardant tout son monde intérieur en elle, celui qui devra servir de guide à son existence... Un monde d'enchantements - ou du moins, d'enchantements possibles, qui est bien le soubassement de ce que nous nommons tristement "le réel"... Ainsi, par l'étroite voie (magistrale) du cher Iouri Kazakov, nous rejoignons la philosophie et le rêve littéraire de notre cher "Ardennais universel" André Dhôtel... "Les Cornes de Renne" est le magnifique point d'orgue de cet inoubliable recueil de Iouri Kazakov - pour l'éternité Grand Célébrateur de son "Grand Nord" effectivement fascinant...
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Effectivement, oui. Car n'oublions pas de célébrer encore ici la curiosité et le goût si "sûr" de Nastasia-B, que nous remercierons vivement pour nous avoir amenés tous en Babelio — discrètement et efficacement — aux oeuvres de Iouri K. [dont "La belle vie" au titre si charmeur... ]
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