Le jeu du roi

Quel luxe dans ces étoffes ! Et dans les tons, quelle magnificence ! Vert Véronèse, rose cerise, feuille morte, indigo, pourpre cardinal, blanc ivoire à filets d'or... Les turbans monumentaux, noués avec une fausse negligence qui tenait de l'art le plus délicat, achevaient de faire de ces hommes les personnages d'un tableau et les figures d'un conte.

La cascade argentée de sa chevelure, la vigueur de son corps géant, la puissance de ses traits, le feu de ses yeux vastes et magnifiques lui donnaient l'air d'un sorcier royal.

Les traces d’Alexandre le Grand jalonnaient les pistes et les vallées et les vestiges d’une civilisation qui avait fondu l’Occident à l’Orient. Les barbares étaient venus qui s’étaient policés à leur tour et les sources dégorgeaient les monnaies que leurs rois avaient fait frapper. Et puis les émirs arabes. Et puis Gengis Khan menant ses hordes. Et puis les conquérants issus de Tamerlan qui étaient devenus les grands Mogols des Indes.

Comment décrire la beauté pastorale, la douce magnificence, la merveilleuse harmonie de tons que portaient avec elles ces milliers et ces milliers de bêtes sur un fond sans borne de terre brûlée et sous la voûte du ciel étincelant !

Dix fois, vingt fois, se répétait cette oscillation de ferveur qui gouvernait toute une foule et couvrait toute une place de ses couleurs mêlées, tandis que la mosquée renvoyait vers l'azur intense du ciel ses feux de turquoise monstrueuse.

Il y avait là, en dehors et au-dessus de la hiérarchie sociale, une entente humaine de très rare qualité.

Elle lança un coup d'œil rapide à une femme cassée par l'âge qui ramassait du bois aux environs, et nous sourit.
Il faut avoir vécu dans un pays où, le long des rues, on ne voit jamais un visage de femme et, sur les routes, uniquement ceux, hautains et fermés, des nomades pour comprendre la valeur que peut prendre un tel sourire.

Je voyais le bouddhisme, pareil à un fleuve sacré, refluer de sa source indienne vers les hauts plateaux de l'Afghanistan et les submerger un à un - Hadah... Kaboul... Bamyan... - avant de se répandre de proche en proche jusqu'aux confins de l'Asie. Sept siècles se succédaient - les premiers de notre ère - et les temples se multipliaient dans les vallées bénies, et les moines, les prêtres, les élèves y venaient en foule.

Et d'étranges formes, empaquetées de toile brune ou grise jusqu'aux chevilles et coiffées de cagoules qui dérobaient complètement leurs traits, la bouche et les yeux même, voilés d'une triple gaze, passaient comme des fantômes silencieux : c'étaient les femmes...

Mon premier séjour en Afghanistan date de 1956. C'était, comme à l'ordinaire, pour un reportage. Mais qui ne ressemblait pas tout à fait aux autres. Il s'agissait, outre la série habituelle d'articles, de rapporter un film. Combien de fois, en Afrique ou en Asie, courant les pistes difficiles et magnifiques, n'avais-je point reconnu la faiblesse du mot écrit à peindre les splendeurs de la nature et à reproduire les formes et les couleurs étranges de la vie des hommes.
Et souhaité d'avoir pour camarade un chasseur d'images apte et prompt à saisir, fixer, les plus beaux reflets des lieux et des êtres...
(extrait du chapitre 1 "L'équipe")