Le roman de
Yasmina Khadra, intitulé
Dieu n'habite pas la Havane, nous plonge dans l'univers particulier de la capitale cubaine.
Subissant l'embargo économique depuis 1962, les Cubains ont développé leurs propres mécanismes de survie entre débrouille, bricolage et petits arrangements avec l'administration. Tout ce monde survivant en vase clos se fissure avec le desserrement de l'étau, à partir de 2014, et le rétablissement des relations avec les USA en 2015. C'est à ce point de l'histoire du pays et de sa capitale, la Havane, que Khadra situe son récit. le basculement du pays vers le libéralisme est abordé par la petite histoire d'un chanteur de cabaret. Exit les grands discours et les leçons d'histoire.
Yasmina Khadra est un romancier efficace qui connaît bien son métier.
Nous suivons donc Juan del Monte Jonava, alias Don Fuego, dans sa longue déchéance après la privatisation du
Buena Vista, ce «café» dont il régnait sur la scène en maître incontesté de la rumba. Avec sa queue-de-cheval et son costume tiré à quatre épingles, Juan cultive son look de crooner afro-cubain à l'aube de la soixantaine.
L'ego surdimensionné de ce chanteur jadis adulé prend un sacré coup quand le patron lui apprend que le
Buena Vista sera racheté par une dame de Miami pour en faire un club de reggaeton, ce «raffut bâtard» qui fait vibrer la nouvelle génération. Juan ne sait rien faire d'autre que chanter.
Ses amours, sa famille, sa réussite sociale tout passe au second plan devant le plaisir d'enflammer la scène et d'électriser les foules par sa voix hors du commun. Perdant son royaume du
Buena Vista, le voilà perdu dans les rues de la Havane. Tombé de son nuage, il découvre la triste réalité du décor : «une Havane aussi flétrie que les photos dans un vieux portefeuille gardé fermé durant des décennies.» La misère, les superstitions et la surveillance policière sont partout.
A la maison de sa soeur, où il habite depuis son divorce, ambiance Affreux sales et méchants entre le raffut de la progéniture nombreuse et le beau-frère en grincheux maître des lieux. Il découvre également son fils qui n'a d'autre horizon que le rêve d'émigrer clandestinement vers la Floride.
La flamme de Don Fuego semble doucement s'éteindre dans l'attente d'un hypothétique cachet quand apparaît la mystérieuse Mayensi. Une jeune beauté débarquée d'un lointain village de pêcheurs qui a le tiers de son âge mais s'empare rapidement d'une bonne partie de son coeur. Juan découvre sur le tard un autre amour que celui de la scène. Un amour sans narcissisme où il se donne totalement, au risque de se perdre. La suite, pleine de péripéties et de coups de théâtre, est à découvrir dans
Dieu n'habite pas la Havane.
Ayant longuement séjourné à Cuba, en amont de l'écriture du roman,
Yasmina Khadra a su écrire le roman d'une ville sans tomber dans les clichés ou les images de carte postale. Bien sûr, les plages paradisiaques, les vieilles voitures américaines et les cigares sont des ingrédients incontournables pour un roman de la Havane. Mais Khadra ne s'en contente pas et nous raconte l'âme d'un peuple à travers sa musique. le roman nous plonge notamment dans le «milieu» de la nuit. Un monde qui sied à l'auteur de polar que fut notre romancier.
On retrouve d'ailleurs les dialogues emberlificotés façon Western spaghetti avec leur lot de proverbes improbables, de métaphores à rallonge et de sentences imagées qui font le bonheur des lecteurs de Khadra.
Panchitto, un vieux trompettiste génial qui a troqué sa carrière internationale contre une vie d'ermite en compagnie de son chien Orfeo et de ses bouteilles de rhum, est un modèle du genre. Devant la déchéance de son meilleur ami Juan, il y va de sa tirade moraliste : «Sais-tu comment mon père s'est ruiné, mon pauvre Juan ? Il achetait toujours le gazon avant le terrain.
Et quand il dénichait enfin le terrain, son gazon était fichu. Alors, il revendait le terrain pour renouveler son stock de gazon, et ainsi de suite jusqu'à la faillite.» On est bien dans un roman de Khadra avec, également, cette angoisse existentielle de «passer à côté de sa vie» qu'on retrouvait dans sa plus pure expression, et dans sa totale réalisation, dans
Ce que le jour doit à la nuit.
L'oeuvre de
Yasmina Khadra pourrait se lire comme un manuel sur les mille et une façons, plus rocambolesques les unes que les autres, de rater sa vie. Ainsi, quand sa chanson passe enfin à la radio, Juan qui rêvait de ce moment depuis des décennies écoute, évidemment, la mauvaise station.
Enfin un succulent roman avec une delectable lecture