Le pays qu'habitait Albert Einstein

Même si cela procédait d'une rétroprojection absurde, j'eus soudain la conviction qu'Einstein eût été beaucoup plus Rolling Stones que Beatles : il appartenait à l'évidence à la patrie des rebelles, à la petite nation de ceux qui tirent la langue.

Et certains déménagements de concepts, on l'a vu, se passent plus mal que d'autres. « Tout est relatif », vraiment ? Identique à elle-même quel que soit le référentiel duquel on la mesure, la vitesse de la lumière suffit à réfuter cette proposition qui réalise l'exploit d'être à la fois fausse et auto-contradictoire. Car s'il était absolument vrai que tout est relatif, cet énoncé deviendrait victime de lui-même, c'est-à-dire parfaitement... relatif.

Je bus lentement mon thé, inhabituellement conscient des milliards de myriades d'atomes d'hydrogène et d'oxygène que j'ingurgitais à chaque gorgée. Et je me pris à songer à leur céleste lignée, encore mal connue à l'époque d'Einstein : les atomes d'hydrogène se sont formés dans l'univers primordial – il y a treize milliards d'années –, qui les a ensuite dispersés dans le vide intergalactique. La matière du présent provient de vertigineusement loin. Ma lente désaltération devenait ainsi un acte grave et profond, un geste qui me reliait intimement à l'histoire de l'univers : mon corps absorbait en définitive des brides de l'aurore du monde mélangées à des cendres plus tardives du feu stellaire.

Sans que personne ne le sache, un nouvel univers se construisait là, à Berne, au calme, entre brevets, rêveries, soirées amicales, langes et babillages. Un univers radicalement neuf que son auteur n’allait pas tarder à présenter à la face du monde.

Einstein aimait par-dessus tout la réflexion, pour sa volupté, pour la joie qu’elle lui procurait. Il était de ceux qui détectent et apprécient l’érotisme des problèmes : créer des concepts, aiguiser un style, trouer la pensée, soumettre à nos songes la nature qui nous entoure, voilà d’abord le travail. C’est aussi une fête : non pas une affaire de lampions, mais d’impétuosité, parfois d’insurrection dans la pensée.

Au soir de sa vie, revenant sur son long parcours de chercheur, il expliquerait sa motivation inoxydable et son entêtement de mulet par un besoin irrésistible “de s’évader hors de la vie quotidienne, de sa douloureuse grossièreté et de sa désolante monotonie”.

Avec Einstein, la physique devenait un acte poétique. Car la poésie, qui s’énonce toujours dans la singularité d’une langue donnée, creuse la langue jusqu’à ses limites, en nouant par les mots de nouvelles images. Einstein parvenait à associer la rigueur froide de la pensée scientifique aux fulgurations phosphorescentes de l’intuition poétique.

L’excitation médiatique, l’hédonisme institué en règle de vie, l’eschatologie consumériste de notre société ne conjuguent-ils pas leurs échappements délétères pour anesthésier notre sensation d’un ciel ? Où sont les hauteurs vers lesquelles lever les yeux ? Einstein, j’en suis certain, aurait percé des brèches dans le couvercle qui ferme nos horizons, et promu une sorte de psychisme ascensionnel, qui coupe l’envie d’évoluer dans les basses régions.

La physique n’est-elle pas une sorte d’alpinisme intellectuel consistant à grimper jusqu’à des altitudes où le logos est rare et la vérité mutique ?

Au cours de l’année 1905, au terme d’un cheminement dont l’inspiration et le déroulé précis demeurent mystérieux, Albert Einstein, cet authentique outsider qui n’appartenait ni au sérail universitaire ni à aucune académie officielle, rédigea cinq articles extraordinaires. Quatre d’entre eux déploient des idées littéralement révolutionnaires ou contiennent les ferments de théories nouvelles, “telles des fusées de repère qui, dans l’obscurité de la nuit, ont soudain jeté un éclair bref mais puissant sur une immense zone inconnue”, dirait Louis de Broglie. Si les historiens spécialisés sont capables de reconstituer avec une grande précision les nappes d’espace-temps qui ont entouré ces jets de singularité, aucun ne parvient jamais à les saisir en eux-mêmes, ni la loi de continuité qui les relie secrètement, ni par quelle exacte série d’événements obscurs la production de cette œuvre fut amenée.