J'en voulais encore, de l'univers de Kourkov. Je l'ai vu à la Grande Librairie, et fus émue par son sourire un peu triste, un vrai Micha
le pingouin cet homme. Modeste, l'oeil pétillant, l'humour mélancolique de ses livres, expliquant que depuis le 24 février 2022, ça lui était impossible de se concentrer sur une fiction, alors que la vraie vie se faisait saccager à sa porte, sous ses yeux, sur ses proches. Alors il tenait son journal de bord, la guerre, jour après jour, le cauchemar insensé.
Laitier de Nuit donc, c'était avant.
Trois histoires qui s'entremêlent. Un rien de fantastique, je ne suis pas fan, mais en cocktail comme ça, ça fonctionne. Kiev et sa banlieue. Toujours ces nouveaux riches cocasses et tapés, avec leurs humeurs, et leur pognon qui achète tout… d'ailleurs pourquoi pas, si ça peut faire le bonheur d'un orphelinat ! Et des bonnes gens normaux, qui s'en débrouillent, ne pensent pas vraiment à l'avenir, vivotant au jour le jour. Pas des malheureux non, pas des morts de faim, des gens comme vouzémoi, hésitants ou taquins. Des fifilles ou des dames qui ne s'en laissent pas compter, mais si, quand même, un peu. Des gars un rien éparpillés, relativement plein de bonne volonté mais encore engoncés dans la flemmardise soviétique qui ne produisait pas des foudres de guerre. Pas passifs pour autant, mais fatalistes, ça oui.
Le fait de sautiller entre ces trois histoires m'a gênée un peu. Mais on a tellement hâte de savoir ce que ça va donner, qu'on engouffre le livre quand même. Pas de pingouin dans celui-là, mais un sacré chat, un félin deus ex-machina, comme si les bêtes comprenaient mieux ce monde bizarre, que les petits humains d'Andreï.
Je commence à voir ses marottes, et les bizarreries de son style. Dans les trois livres que j'ai lus, le personnage erre, va chez lui, revient, va ailleurs, se demande, puis repart. Il y a de l'aller-retour, un peu inutile ? Ou est-ce justement, pour nous faire sentir que dans son univers, on ne sait vraiment pas où on va ? Ça erre beaucoup, en tous cas.
Les villes sont vides. Comme si tout se passait au petit matin ou la nuit. Des grands espaces (j'ai découvert Kiev dans la série de Zélensky "Serviteur du peuple" - du temps d'avant… et c'est ce que j'en ai retenu, des vastes esplanades, des jardins du bord du Dniepr, des larges places). Quelques ombres qui passent au loin, puis une silhouette surgit, lâche quelques mots, un regard, avant de disparaître dans la brume. Les seuls êtres dangereux sont les oligarques plus ou moins politiques, pas parce qu'ils sont violents, mais parce qu'ils ont perdu tout sens de la réalité avec leur argent et leur pouvoir, et peuvent être soupe-au-lait. Les autres, depuis les gardes du corps jusqu'aux bistrotiers ou aides à domicile, sont normaux, souvent sympas. Des amitiés se créent au hasard des rencontres. Souvent riches.
Le froid est comme un personnage récurrent. L'hiver arrive pour tout nettoyer. Il y a cette habitude de tenir bon pendant la rude saison, et les gens s'y entendent à se blottir dans des vêtements chauds, en respirant l'air pur à pleins poumons, sans se laisser déborder. le froid vivifie la peau, rafraichit le visage, et pose ses étoffes de neige sur la ville vide, laissant le grand silence s'installer. Et le printemps se laisse désirer, avec un souffle presque tiède par ci, un bourgeon de fleur par là. On est content d'avoir tenu bon, encore cette année. Ça rend presque les autres saisons inintéressantes.
Les maisons sont accueillantes. Même modestes, elles tiennent bien la chaleur. On enlève ses chaussures en entrant, par réflexe, même les invités.
On se fait un thé. On se boit une vodka - pour les hommes, ces dames préfèrent le cognac. Une question ? Allez hop, une vodka. Une maison bien chaude en rentrant du boulot ? Allez hop, un thé. Y tak dalié.
Les enfants sont des petits univers à eux tout seuls - presque indépendamment des parents. Un bébé perdu trouve une famille, un sein à téter. Les orphelins trouvent un parrain marrant. Une grossesse se passe sans le père qui s'est barré, c'est pas grave. Un autre père arrive, qui fera beaucoup mieux l'affaire. Les enfants s'y font, c'est la vie, pas de problèmes.
Les animaux, c'est presque pareil. Des êtres qui font leur vie, avec leurs collègues humains. Des chiens un peu, des chats beaucoup, un pingouin en d'autres livres. Tout ce petit monde est assez autonome, les interactions entre eux, du coup, c'est cadeau.
Et Kourkov aime bien se pencher sur la vie des morts, aussi. Un petit enterrement, des cimetières, l'or d'une dent qui tombe après incinération, les banquets après la cérémonie, une momification plastique, un mari qu'on revisite avant de finalement le coller dans son caveau, des veuves qui font copines, des chats qui reviennent…
J'aime bien cet univers, ça me va. J'aime bien cet homme. Et ses personnages.
Il en reste encore plein à lire, des Kourkov.