Là où l'on s'aime, il ne fait jamais nuit

René avait toujours la tête dans les feuilles, que ce soit celle des arbres, des romans ou des comptes de sa librairie.

Je me suis toujours demandé ce qui poussait certaines personnes à bosser seize heures par jour pour un salaire qu’ils n’ont pas le temps de dépenser. Rousseau avait raison : ce qui a perdu l’espèce humaine, c’est l’accès à la propriété.

Je sais pourtant que je ne suis pas la seule à ne pas réussir à procréer. J’en croise, des femmes, dans les couloirs de l’hôpital, qui sont à bout, prient, espèrent encore, alors que la date fatidique de leur quarantième anniversaire approche. Moi, il me reste encore quatre ans et demi. Mais je sais déjà que je n’aurai pas quatre enfants, ni trois. Je n’en aurai pas le temps. Un déjà, ce serait merveilleux.

J’en ai marre des tests, des injections, des médocs et des rendez-vous chez la gynécologue, l’échographe, l’infirmière et je ne sais qui d’autre. Et j’en ai encore plus marre de ton désir de grossesse qui tourne à l’obsession. Ça fait des mois qu’on ne vit plus et tu ne l’as même pas remarqué. On ne parle plus que de ça, jour et nuit !

Mon fils, mon amour, mon bébé, mon tout premier. Je voudrais le prendre dans mes bras et lui demander pardon. Pardon de ne pas pouvoir lui avouer la vérité, pardon de ne pas être une meilleure mère pour lui et pardon de ne pas lui avoir donné de père. Mais je ne peux pas. Je n’ai plus d’air, plus d’existence. Mon fils me hait et il a raison.

D’après les statistiques, près d’un couple sur six est ou sera concerné par un problème d’infertilité à un moment ou à un autre de sa vie. Germain et moi ne sommes donc pas un cas à part. Nous sommes même tout ce qu’il y a de plus normal. Personnellement, je n’ai aucun trouble de l’ovulation ni même de problème au niveau de mes voies génitales. Je n’ai pas non plus d’endométriose et aucun blocage psychologique.

J’en ai marre de me poser ces questions ! Et encore plus marre des tests hormonaux, des rendez-vous chez sa gynécologue et des conseils de grand-mère de tout un chacun. Marre aussi de ne plus faire l’amour avec ma femme. Avant oui, nous faisions l’amour. Je lui bandais les yeux à ma Tite, jouais avec ses sens, parcourais son corps de mon souffle, de ma langue et de mes doigts et je la faisais jouir.

Tout fonctionne à merveille chez Germain et moi, la gynécologue nous l’a confirmé le mois dernier. Nos examens sont impeccables. Simplement les spermatozoïdes de mon mari ont du mal à trouver mon ovule, mais les médecins vont les y aider. Ils sont là pour ça, ils ont fait des études dans ce but. Ce sera très facile en fin de compte, presque aussi facile que de prévenir mon boss que j’entame une PMA et que je vais devoir prendre des RTT un peu n’importe quand et au dernier moment. Il va adorer !

Des femmes fortes qui parlent à d’autres femmes fortes qui, elles aussi, se sont battu toute leur vie pour exister et faire tenir leur famille debout. Des femmes devant lesquelles je m’incline respectueusement, car les corps de mes patientes sont peut-être ridés, étirés, rapetissés, fatigués, leurs mains calleuses et leurs peaux mangées de taches brunes, mais leur volonté emplit tout l’espace.

Je n’arrive plus à faire semblant ni à être à l’heure ou à respecter les consignes. C’est Corentin qui passe son temps à me rappeler à l’ordre. Corentin, mon fils, qui aura dix ans demain. Ce n’est pas normal qu’un fils ramène sa mère sur terre, je le sais. Ça devrait être l’inverse. Mais je n’y arrive plus. Je n’en ai plus la force.