"A défaut du pardon, laisse venir l'oubli" - citation d'Alfred de
Musset, en épigraphe de
Chavirer.
Peut-on pardonner l'impardonnable ? Peut-on oublier l'inoubliable ?
Lola Lafon nous fait
chavirer dans la zone grise du consentement, à travers l'histoire de l'adolescente, au visage en fondu enchainé de la première de couverture, dont les multiples yeux nous fixent et dont les bouches pulpeuses semblent hésiter à parler.
Cléo, douze ans, se fait refouler d'un cours privé de danse classique sous prétexte qu'elle manque de grâce. Est-ce la vraie raison plutôt qu'une discrimination sociale ?
« Toute l'année, Cléo s'était appliquée à parler le langage de la danse classique comme on s'essaye à « prendre l'accent » d'une langue étrangère sans jamais l'avoir en bouche. Elle avait tenté d'acquérir la préciosité et le regard altier de celles que Madame Nicolle leur citait en exemple pour leur « classe » : princesses, duchesses. Sans succès. » p. 17
Cléo se rabat sur le modern jazz à la MJC de Fontenay sous-bois.
Elle devient une proie facile et échoue dans les filets de la fondation Galatée - réseau de pédophiles, constitué de gens influents, d'intellectuels mondains - qui fait miroiter à des adolescentes fragiles, en quête de reconnaissance, une bourse imaginaire tremplin pour la gloire.
Cléo sera incapable d'exprimer ce qui s'est passé lors de ces déjeuners dans un quartier chic, avec des filles prépubères et des vieux lubriques, mais restera hantée toute sa vie par des « doigts » et des « insectes ».
Déconvenue supplémentaire, une fois qu'elle a servi, on lui signifie que, finalement, elle n'est pas sélectionnée pour la bourse.
Cléo est prise dans un engrenage, elle passe de victime à rabatteuse.
Le récit se déroule dans un brouhaha temporel et polyphonique, formant les paroles éparses du chant final.
Chloé se raconte à travers sa vie, ses sentiments troubles où se mêlent la honte, la culpabilité, le regret de n'avoir pas fait ce qu'on attendait d'elle. Elle ne cesse de penser à Betty, la pauvre innocente qu'elle a jeté en pâture, – dont l'histoire est relatée en parallèle.
Aux points de vue de Chloé et Betty, s'ajoutent ceux des familles, des amours, des proches, des relations, ainsi que ceux de deux journalistes, Enid et Elvire.
Lola Lafon m'a invitée dans le monde de la danse de variétés, milieu qui m'est totalement inconnu. Elle s'est beaucoup documentée et sa sensibilité de danseuse lui a permis de bien appréhender le coeur des problèmes.
J'ai pris plaisir à me promener dans Chavirer au rythme de la bande son. Je me suis attachée à Cléo et à Betty. J'ai eu pitié des danseuses. On n'imagine pas quand on va voir un spectacle ce qui se cache derrière les sourires et la féerie des ballets, ce qui est camouflé par le maquillage, les grosses couches de fond teint sur le corps et le visage, les accessoires vestimentaires.
« Que s'imaginait-elle Cléo ? Que les gens éreintés d'avoir travaillé toute la journée avaient envie de voir sur scène une petite chose qui s'excusait d'exister ? Ils allaient dépenser de l'argent pour elle ! Qu'elle respecte leur argent ! » p. 285
Après
Quand tu écouteras cette chanson (2022) et
La petite communiste qui ne souriait jamais (2014), je poursuis mes rencontres avec
Lola Lafon, personnalité singulière, intello bohème, aux traits enfantins.
Je passe d'une écriture intellectualisée à une écriture romanesque. Curieuse sensation d'avoir l'impression de dialoguer avec moi-même. La femme écrivain s'ingénie à susciter des questionnements.
Je retrouve l'art de l'ellipse, la manière subtile d'effleurer les sujets douloureux, d'alléger le poids des non-dits, qui sont la marque de fabrique de l'autrice. Ici, je découvre une prose naturelle, les faits sont présentés à l'état brut,
Lola Lafon est spectatrice, elle nous donne peu d'éléments pour guider notre jugement ou notre analyse.
Cette zone grise du consentement avec Metoo en toile de fond est un phénomène d'époque qui fait écho à d'autres lectures récentes :
le consentement de
Vanessa Springora et
La petite menteuse de
Pascale Robert Diard.
Ce thème me laisse dans la bouche un goût d'inachevé…
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