Je sais l’histoire de ces familles élevées dans l’amour d’une France de fiction, celle d’Hugo, de Jaurès et de la Déclaration des droits de l’homme. Je sais que, loin du havre qu’ils espéraient y trouver, ils y ont été humiliés, pourchassés, déportés.
Le 18 août 2021, j’ai passé la nuit au Musée Anne Frank, dans l’Annexe.
Je suis venue en éprouver l’espace car on ne peut éprouver le temps. On ne peut pas se représenter la lourdeur des heures, l’épaisseur des semaines. Comment imaginer vingt-cinq mois de vie cachés à huit dans ces pièces exiguës ?
Les vraies images, sur le mur, étaient jaunies, pour certaines déchirées. Elles se superposaient, s'annulaient, au rythme des désamours de la jeune fille. Une mosaique pop qui s'en fichait, du bon goût : des chimpanzés réunis autour d'une table côtoyaient des fillettes trop blondes, la Pietà de Michel-Ange effaçait la silhouette d'une patineuse collaborationniste, Michel-Ange et Hollywood s'inclinaient devant une princesse rieuse âgée de douze ans à peine, Élizabeth d'York.
L'anorexie est un monologue. Qui dit que quelque chose nous dévore, qu'on brûle du désir de vivre. L'anorexie, je crois, est une promesse de fidélité faite à des absents. L'anorexie est , je crois, la langue que parle celles qui héritent de récits silencieux.
On ne pourra pas dire qu'on se savait pas ; on pourra dire qu'on ne savait pas que faire de ce qu'on savait .
La mémoire est un lieu dans lequel se succèdent des portes à entrouvrir ou à ignorer; la mémoire, écrit Louise BOURGEOIS, " ne vaut rien si on la sollicite, il faut attendre qu'elle vous assaille".
Certaines rencontres commencent au moment où on se quitte, quand le temps presse. Alors les mots battent au cœur de l'essentiel.
Anne Frank désirait être lue, pas vénérée... Elle n'est pas une sainte. Pas un symbole. Son journal est l"oeuvre d'une jeune fille victime d'un génocide, perprétré dans l'indifférence absolue de tous ceux qui savaient.
Je ne peux m’empêcher de penser que, peut-être, Anne Frank aurait souri de lire qu’un négationniste affirma, comme preuve ultime de falsification, qu’aucune jeune fille de quinze ans n’aurait été capable de penser et encore moins d’écrire ce qu’il avait lu dans Le Journal : c’était trop intelligent e irrévérencieux, pour une gamine.
Etre juive est un choix dont j’ai imaginé que je disposais, d’une façon lâche et naïve ; dès l’enfance, j’ai été témoin de phrases antisémites. Mais elles ne m’étaient pas directement adressées. Ceux qui les proféraient se sentaient en sécurité avec moi : ils ne pensaient pas que j’étais juive.
Sans doute étais-je loin de correspondre à l’idée qu’ils se faisaient des juifs. Sans doute étais-je trop blonde, trop pâle, le nom de famille de mon père, Lafon, les induisait en erreur, qui faisait écran au nom étranger de ma mère.
« Juive, toi ? mais tu n’as pas l’air » est le compliment qui a très souvent accueilli la révélation de ma judéité. Je n’avais pas l’air.
Et j’ai parfois laissé dire.
Ne pas avoir l’air a été la tâche à laquelle se sont employés mes grands-parents, ainsi que ma mère, comme n’importe quels immigrés.
Travailler à se faire invisible. Donner à ses enfants les noms de calendrier chrétien, n’être coupable d’aucun signe « ostentatoire ». S’appliquer à être une « bonne juive » comme on parle de « bons musulmans » : faire honneur au pâté de porc, fêter Noël, rire aux blagues antisémites ou du moins ne pas s’en offusquer. Ne pas trop parler de la Shoah. Passer à autre chose.