du côté de chez SwannMarcel Proust (1871-1922)
« Longtemps, je me suis couché de bonne heure. » Ainsi commence la première partie du long fleuve littéraire que constitue « À la recherche du temps perdu » qui comporte sept volumes. Je dois à la vérité de dire que pour aborder la littérature de
Marcel Proust, il faut être préparé, puis prendre son temps et savoir qu'une grande concentration est requise quand on découvre la longueur des phrases. Il m'a bien fallu arriver au terme du chapitre I soit la page 47 (édition Folio) pour commencer à me sentir mieux dans ce monde à part qui est celui de cet immense écrivain. Alors, pour en revenir à la première phrase, très brève certes, celle-ci résume en fait un peu tout le premier chapitre qui nous montre l'attachement de l'enfant qu'était alors
Proust le narrateur pour sa mère qui parfois le privait d'une affection dont le garçon était avide. Il n'est que de lire le magnifique passage de la page 23 pour tout comprendre : « le seul d'entre nous pour qui la venue de Swann devint l'objet d'une préoccupation douloureuse, ce fut moi. C'est que les soirs où des étrangers, ou seulement M. Swann, étaient là, maman ne montait pas dans ma chambre. Je dînais avant tout le monde et je venais ensuite m'asseoir à table, jusqu'à huit heures où il était convenu que je devais monter ; ce baiser précieux et fragile que maman me confiait d'habitude dans mon lit au moment de m'endormir il me fallait le transporter de la salle à manger dans ma chambre et le garder pendant tout le temps que je me déshabillais, sans que se brisât sa douceur, sans que se répandît et s'évaporât sa vertu volatile et, justement ces soirs là où j'aurais eu besoin de le recevoir avec plus de précaution, il fallait que je le prisse, que je le dérobasse brusquement, publiquement, sans même avoir le temps et la liberté d'esprit nécessaires pour porter à ce que je faisais cette attention des maniaques qui s'efforcent de ne pas penser à autre chose pendant qu'ils ferment une porte, pour pouvoir, quand l'incertitude maladive leur revient, lui opposer victorieusement le souvenir du moment où ils l'ont fermée. »
Il faut avoir présent à l'esprit que
La Recherche du temps perdu est l'histoire d'une vie, de l'enfance à l'âge adulte racontée à la première personne par un narrateur sans nom, mais dont on devine vite l'identité. Comment le narrateur va devenir écrivain constitue le fil conducteur de ce roman très philosophique où la recherche de la vérité accompagne celle du temps perdu. C'est aussi la vie d'un idéaliste esthète grand amateur d'art en une époque qui n'est plus la nôtre.
Au fil des pages on note des remarques qui retiennent l'attention comme la tyrannie de la rime qui torture les poètes ou bien l'inanité des journaux qui tous les jours attirent notre attention sur des choses insignifiantes tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres où se trouvent les choses essentielles. L'humour n'est pas absent et le bourg de Combray, village d'enfance du narrateur, est le lieu de situations cocasses : « On connaissait tellement bien tout le monde, à Combray, bêtes et gens, que si ma tante avait vu par hasard passer un chien « qu'elle ne connaissait point », elle ne cessait d'y penser et de consacrer à ce fait incompréhensible ses talents d'induction et ses heures de liberté. »
Et le style somptueux et d'une foisonnante richesse de
Proust s'attache à nous décrire parfaitement l'ambiance paisible et surannée de Combray, le village où il passait aussi ses vacances d'enfant : « Beaux après-midi du dimanche sous le marronnier du jardin de Combray, soigneusement vidés par moi des incidents médiocres de mon existence personnelle que j'y avais remplacés par une vie d'aventures et d'aspirations étranges au sein d'un pays arrosé d'eaux vives, vous m'évoquez encore cette vie quand je pense à vous et vous la contenez en effet pour l'avoir peu à peu contournée et enclose – tandis que je progressais dans ma lecture et que tombait la chaleur du jour – dans le cristal successif, lentement changeant et traversée de feuillages, de vos heures silencieuses, sonores, odorantes et limpides. » Sublime !
Et
Proust sait aussi avec style nous mettre l'eau à la bouche : « Françoise (la cuisinière et servante) tournait à la broche un de ces poulets, comme elle seule savait en rôtir, qui avaient porté loin dans Combray l'odeur de ses mérites, et qui, pendant qu'elle nous servait à table, faisaient prédominer la douceur dans ma conception spéciale de son caractère, l'arôme de cette chair qu'elle savait rendre si onctueuse et si tendre n'étant pour moi que le propre parfum de ses vertus. » Plus loin il décrit la vision du poulet dans le plat apporté à table avec « sa peau brodée d'or comme une chasuble et son jus précieux égoutté d'un ciboire… »
Et il nous faire apprécier la nature du cadre de Combray : « C'est ainsi qu'au pied de l'allée qui dominait l'étang artificiel, s'était composées sur deux rangs, tressés de fleurs de myosotis et de pervenches, la couronne naturelle, délicate et bleue qui ceint le front clair-obscur des eaux, et que le glaïeul, laissant fléchir ses glaives avec un abandon royal, étendait sur l'eupatoire et la grenouillette au pied mouillé, les fleurs de lis en lambeaux, violettes et jaunes, de son sceptre lacustre. »
Toute cette première partie se déroule en une seule nuit alors que le narrateur se couche et se remémore le passé, avec les visites de M.Swann, les soirées chez Mlle de Vinteuil et la duchesse de Guermantes.
La seconde partie est en fait un roman dans le roman : c'est un retour en arrière dans la vie de Charles Swann et comme les faits se déroulent avant la naissance du narrateur, il use de la troisième personne pour narrer cet amour de Swann.
Swann, intellectuel séducteur, érudit et esthète, mondain et cultivé, a rencontré Odette de Crécy, une jeune femme un peu farouche et vulgaire, au passé déjà lourd, qui l'introduit chez des bourgeois très riches qui se sont constitués un salon qu'ils veulent brillant et intime, la famille Verdurin. Devenu amoureux d'Odette qu'il juge toutefois assez imparfaite, Swann reconnaît avoir la faiblesse de lui rendre visite dans son appartement et il justifie cette passion par des mobiles d'ordre esthétique. Peu à peu la passion faiblit mais la sonate de Vinteuil, l'air national de leur amour, la revivifie par le message qu'elle leur envoie. Odette de son côté trouve Swann intellectuellement inférieur à ce qu'elle aurait cru et regrette qu'il conserve toujours son sang-froid ce qui l'empêche de le définir. Elle s'émerveille davantage de son indifférence à l'argent, de sa gentillesse pour chacun et de sa délicatesse. Peu à peu Swann devient misanthrope car dans tout homme il voit un amant possible pour Odette.
Tout au long des conversations sont faites références à des oeuvres d'art en particulier à la peinture,
Proust ayant été un très grand amateur d'art. Il ne pouvait en être autrement pour Swann qui se consacre à une étude exhaustive de l'art de Ver Meer. La musique occupe aussi une grande place dans la vie de Swann et sa passion pour Chopin se répète tout au long de cette partie du roman : « …les phrases au long col sinueux et démesuré de Chopin, si libres, si flexibles, si tactiles, qui commencent par chercher et essayer leur place en dehors et bien loin de la direction de leur départ, bien loin du point où on avait pu espérer qu'atteindrait leur attouchement, et qui ne se jouent dans cet écart de fantaisie que pour revenir plus délibérément – d'un retour plus prémédité, avec plus de précision, comme sur un cristal qui résonnerait jusqu'à faire crier – vous frapper au coeur… Swann tenait les motifs musicaux pour de véritables idées, d'un autre monde, d'un autre ordre, idées voilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à l'intelligence, mais qui n'en sont pas moins parfaitement distinctes les unes des autres, inégales entre elles de valeur et de signification. »
Vient un jour où une lettre anonyme sème le doute dans l'esprit de Swann quant à la moralité d'Odette qui serait entre les mains d'entremetteuses pour se livrer à des ébats étrangers d'une part et à des amours saphiques d'autre part. Sur cette dénonciation qui lui paraît invraisemblable, Swann l'interroge et le peu qu'elle lui avoue révèle bien plus que ce qu'il eût pu soupçonner ! Faible, Swann lui sourit avec la lâcheté de l'être sans force qu'ont fait de lui ces paroles accablantes. Ainsi il découvre que même dans les mois où il avait été le plus heureux avec elle, ces mois où elle l'avait aimé, elle lui mentait déjà. « Mais la présence d'Odette continuait d'ensemencer le coeur de Swann de tendresses et de soupçons alternés. »
La troisième partie se passe à Paris et évoque les rêveries du narrateur et le temps où Charles Swann est marié à Odette de Crécy : ils ont une très jeune fille, Gilberte dont le narrateur encore adolescent est follement amoureux. On est alors dans la continuité de la première partie.
le titre général appelle un commentaire en soi, à savoir que
le temps perdu, c'est le souvenir et tout le livre est construit sur des souvenirs à retrouver, perdus qu'ils sont dans le passé. Et les madeleines dans tout cela ? C'est leur goût retrouvé qui permet au narrateur d'entamer cette plongée dans les réminiscences.
Mon aventure proustienne est commencée et comme bon nombre de lecteurs de
Proust, j'ai connu tour à tour des moments d'émerveillement de par le style et la poésie dans le récit de la vie à Combray et des moments où il faut accepter les détails extrêmes de la psychologie de l'amour de Swann au sein d'une prose assez complexe mais brillante.
Proust rappelons-le, est au panthéon de la littérature française selon tous les experts. Courage, vous pouvez le lire à condition de prendre votre temps, de perdre un peu de temps pour vous y retrouver.