Citations sur Le vacarmeur (26)
Nous ne regardons pas, n'écoutons pas assez. C'est-à-dire pas assez longtemps. Je me lève et marche sous la pluie douce, tranquille, le coeur cognant comme après une course que j'aurais faite en rêve.
C'est un soir calme, doux, qui me donne envie de réciter tout haut ce petit quatrain d'Emily Dickinson, qui dit le mystère et la simplicité de la tendresse :
"Je suis personne ! Qui es-tu ?
Es-tu personne, toi aussi ?
Nous sommes donc deux - n'en dis rien !
On nous chasserait , tu le sais !"
Ce que j'aimerais qu'on dise, c'est que les étoiles parlent, comme les dauphins, c'est que les astres écrivent, comme les pluviers sur la grève. C'est qu'il y a mille langages --- beaucoup trop pour nos deux oreilles ! ----, que nous ne sommes pas les rois de l'univers mais des fourmis sur le rocher. Ce que j'aimerais qu'on avoue, c'est qu'Homère, Shakespeare et les autres sont des mystères pareils à la salamandre qui éclaire dans le noir, au pluvier mâle qui mime la perte d'une aile pour éloigner les prédateurs du nid où couve sa femelle. Ce que j'aimerais que la nuit m'enseigne enfin, c'est qu'il n'est pas seulement question d'aimer, d'être heureux et de sortir de soi-même, mais bien d'être, d'exister entièrement. La nuit, cette nuit, me rappelle que je méconnais le creux du monde où flamboient des évidences que je n'apercevrai jamais, que je manque de perspectives, que je ne vois les choses que de mon coin, du petit bout de la lorgnette, en quelque sorte.
Je gagne le fond du champ où je m'allonge dans l'herbe, parmi les envols de guêpes pour savourer une page qui fait lever les images en moi, comme mon chien débusque la perdrix, le lièvre ou la marmotte. Il n'attrape jamais ni l'une, ni l'un, ni l'autre, mais jappe à longueur de nuit, à faire baisser la lune qui le nargue, pauvre bredouille aux aguets dans l'herbe mouillée, encerclé de mouches à feu.
C'est donc ça, la jeunesse : l'attention, la confiance, le prolongement de soi-même dans une hâte à vivre que n'arrête pas l'élancement des vieux os. Et le voilà parti avec le chien, dans les bois, d'où il reviendra tout à l'heure, déplorant la mort du tremble, saluant la renaissance du bouleau. Pour accueillir les jours neufs, les ranger aux côtés des anciens, son coeur s'est élargi. Vieillir ne rétrécit pas tout.
Vieillir ne résorbe pas les désirs, n'écourte pas l'espérance, n'escamote pas les effrois. Vieillir aiguise l'attention, ou bien l'abolit tout à fait.
Je lis et relis Gabrielle pour être sûr que j'ai toujours un coeur, ratatiné dans sa cage, mais vaste comme une galaxie, qui s'emballe puis ralentit, à rebrousse-désir. Le coeur de Gabrielle, on le sent battre, toujours, sous la mêlée des mots ; vous tenez dans votre poing une sauterelle affolée qu'il n'appartient qu'à vous de délivrer.
(Robert Lalonde évoque Gabrielle Roy)
Jocelyne François, dans son petit livre -Le Sel-, avoue: "Ecrire une impression, c'est aussi dire ce qu'on éprouve à propos de la saveur d'une chose à laquelle on n'avait jamais goûté jusque-là." L'écrivain doit goûter. A tout. (p. 39)
La vie est tragique et joyeuse. On se brise, on se rafistole, on se déchire, on se recoud. On vit au jour le jour notre vie de grands fêlés, toujours debout, nos racines à fleurs de ciel. (p. 69)
Nous ne nous sommes pas heureux, en littérature, pas malheureux non plus : nous sommes tragiques, c'est-à-dire humains, inachevés, inachevables. Nos livres nous font du bien en nous faisant du mal. Notre littérature est ce "soleil dans le coeur et qui fait une grande lumière", malgré notre "visage plein d'ombre". (p. 56)
"J'ai vu cent fois, écrit Giono, un saule dans le brouillard être plus qu'un saule et me donner à penser. Le monde a mille tendresses, mille surprises dans lesquelles il faut se plier pour les comprendre, avant de savoir ce que représente leur somme. Les océans intérieurs de la conscience des hommes, la géographie ne vous les apprend pas plus que l'anatomie n'apprend au chirurgien le mystère des passions" Il faut s'immerger, descendre, suivre le courant, lutter contre, sentir et apercevoir avec son corps. C'est ça, la présence: écrire avec son corps.
Alors, et alors seulement, vous ne ferez plus partie de ces gens "qui s'étonnent de Saint-François parlant aux oiseaux"... (p. 32)