Mon ami avait vingt ans ; j'en avais dix-huit : nous étions donc tous deux à cet âge où il est permis de confondre les rêves et les réalités.
La jeune fille sollicitée par nous , se levait modestement pour danser la tarentelle aux sons du tambourin frappé par son frère et emportée par le mouvement tourbillonnant de cette danse nationale , elle tournoyait sur elle-même , les bras gracieusement élevés , imitant avec ses doigts le claquement des castagnettes et précipitant les pas de ses pieds nus , comme des gouttes de pluie sur la terrasse .
Le temps efface vite sur la terre, mais il n’efface jamais les traces d’un premier amour dans le cœur qu’il a traversé.
Le silence, cet applaudissement des impressions durables et vraies.
Car tu sauras, si jamais tu aimes, qu’il reste toujours un dernière lueur de feu au fond de l’âme, même quand on croit que tout est éteint.
L’amour vrai est le fruit mûr de la vie. À dix-huit ans, on ne le connaît pas, on l’imagine. Dans la nature végétale, quand le fruit vient, les feuilles tombent ; il en est peut-être ainsi dans la nature humaine. Je l’ai souvent pensé depuis que j’ai compté des cheveux blanchissants sur ma tête. Je me suis reproché de n’avoir pas connu alors le prix de cette fleur d’amour. Je n’étais que vanité. La vanité est le plus sot et le plus cruel des vices, car elle fait rougir du bonheur !
Quelques mois de séjour à Naples , la fréquentation habituelle des hommes du peuple pendant nos courses de tous les jours dans la campagne et sur la mer , nous avaient familiarisés avec leur langue accentuée et sonore , où le geste et le regard tiennent plus de place que le mot .
Hélas ! ce n’était pas le complet amour, ce n’en était en moi que l’ombre. Mais j’étais trop enfant et trop naïf encore pour ne pas m’y tromper moi-même. Je crus que je l’adorais comme tant d’innocence, de beauté et d’amour méritaient d’être adorés d’un amant. Je le lui dis avec cet accent sincère que donne l’émotion et avec cette passion contenue que donnent la solitude, la nuit, le désespoir, les larmes. Elle le crut, parce qu’elle avait besoin de le croire pour vivre et parce qu’elle avait assez de passion elle-même dans son âme pour couvrir l’insuffisance de mille autres cœurs.
Graziella alors rentrait à la maison pour filer auprès de sa grand-mère ou pour préparer le repas du milieu du jour. Quant au vieux pêcheur et à Beppo, ils passaient les journées entières au bord de la mer à arrimer la barque neuve, à y faire les perfectionnements que leur passion pour leur nouvelle propriété leur inspirait, et à essayer les filets à l’abri des écueils. Ils nous rapportaient toujours, pour le repas de midi, quelques crabes ou quelques anguilles de mer, aux écailles plus luisantes que le plomb fraîchement fondu. La mère les faisait frire dans l’huile des oliviers. La famille conservait cette huile, selon l’usage du pays, au fond d’un petit puits creusé dans le rocher tout près de la maison, et fermé d’une grosse pierre où l’on avait scellé un anneau de fer. Quelques concombres frits de même et découpés en lanières dans la poêle, quelques coquillages frais, semblables à des moules, et qu’on appelle frutti di mare, fruits de mer composaient pour nous ce frugal dîner, le principal et le plus succulent repas de la journée. Des raisins muscats aux longues grappes jaunes, cueillis le matin par Graziella, conservés sur leur tige et sous leurs feuilles, et servis sur des corbeilles plates d’osier tressé, formaient le dessert. Une tige ou deux de fenouil vert et cru trempé dans le poivre, et dont l’odeur d’anis parfume les lèvres et relève le cœur, nous tenaient lieu de liqueurs et de café, selon l’usage des marins et des paysans de Naples.
Du berger ou du laboureur de nos montagnes au pêcheur du golfe de Naples, il n'y a de différence que le site, la langue et le métier. Le sillon ou la vague inspirent les mêmes pensées aux hommes qui labourent la terre ou l'eau. La nature parle la même langue à ceux qui cohabitent avec elle sur la montagne ou sur la mer. (p.53)