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Critique de Chri


Chri
01 décembre 2022
La Différence ou l'Identité, ce n'est pas le même combat.
Deleuze soutient sa thèse dans « Différence et Répétition », et elle traverse toute son oeuvre, comme nous le montre ce livre.

Je dois dire qu'en le lisant, toutes sortes d'enjeux contemporains remontent à la surface.

Faire la différence, c'est faire cause commune. Alors que l'identité, on la fait sienne.
Je trouve d'ailleurs fascinant le + au bout de LGBTQIA+.
Serait-on vraiment surpris d'apprendre qu'on porte en nous les gènes qui font de l'escargot un animal hermaphrodite ?
Dans ce livre, le + est le « devenir-minoritaire ». Chacun.e en fait déjà l'expérience.

On peut lire ici ou là, que le wokisme serait un produit de la French Theory, semée aux États-Unis dans les années ~70, et à laquelle serait plus ou moins associé le philosophe Gilles Deleuze. Pourquoi pas ?
Ce serait, en tous les cas, un point de vue qui nous amènerait à sentir les choses.

Puisqu'on est dans les ruminations, on peut aussi penser que Deleuze verse dans le relativisme. Pourquoi pas ? L'intéressé s'en défendrait, mais c'est peut-être justement sa philosophie qui permet d'engager une discussion avec le relativisme, sans chercher d'abord à le réfuter comme le diable en personne.

Du calme ! Lance Deleuze à ses étudiants. David Lapoujade a eu la chance d'être l'un d'entre eux ; et je dois dire qu'à son tour, il nous fait la grâce d'éclairer les concepts baroques, éphémères et mutants, de cette philosophie souvent très très opaque… ou bien très transparente à force d'être opaque…

Une seule fois, l'auteur de ce livre se permet de souligner le caractère indécis du vitalisme de Deleuze. Mais cette indécision, il en a peut-être fait son style. Déjà, il a cette capacité d'affirmer différents points de vue, tantôt avec la voix de Nietzsche, tantôt avec celle de Foucault, etc… Et dès qu'on a cru reconnaître une voix, c'est déjà une autre voix qui s'exprime. Évidemment, il entend cette multiplicité de voix chez l'autre, même lorsque l'autre a ses stratagèmes pour maintenir l'identité. Ce n'est pas un hazard s'il admire chez Leibniz, le philosophe « schizophrène », en pleine éruption des concepts philosophiques, dont on n'observe aujourd'hui que les scories…

Schizo, du grec ancien σχίζω, skizo, signifie fendre, séparer ; comme « Fendre la monade », ou « Schizo sive Natura », selon des expressions trouvées dans ce livre.

C'est vrai que le personnage schizophrène est très conceptuel chez Deleuze. Même la souffrance, éprouvée en fait, est conceptualisée ; le déchirement inhumain s'explique. Mais comment être sûr qu'on n'est pas en train de s'écouter parler ?
« Parler, même quand on parle de soi, c'est toujours prendre la place de quelqu'un, à la place de qui on prétend parler, et à qui on refuse le droit de parler ».
Deleuze reconnaît que « le penseur est nécessairement solitaire et solipsiste » ; le langage doit atteindre son propre dehors.
Bref, c'est ce « personnage conceptuel » qui viendra rapidement en renfort de la thèse initiale ; un renfort qui vient aussi avec son acolyte Guattari.

Il était une fois le petit Joey de Bettelheim, qui ne pouvait manger qu'en étant raccordé à une source électrique imaginaire.
Ce n'est pas Alice au Pays des Merveilles, ni quelque chose comme la fabuleuse remontée des saumons sauvages.
Il faut sentir ici le mouvement forcé qui désorganicise pour remettre en circulation les puissances vitales…
Si on peut s'identifier au petit Joey, c'est qu'on est mûr.e pour concevoir le « corps sans organes » et toute une série de concepts qui gravitent autour. Car on est en train de les expérimenter.

Cette philosophie est une épreuve, et non pas un inoffensif inventaire des conditions de possibilités.
On parle en effet d'un mouvement forcé, et de cet instinct qui fait mourir pour faire vivre. Il fait mourir l'identique, le Même, l'Un, le Je, le Moi. « L'instinct de mort » est au bout du « principe de plaisir ».

Effectivement, ça paraît indécis, mais c'est parce qu'au fil des pages, on navigue entre le plan politique et un plan parfaitement inconscient.
Deleuze sait bien comment ce vitalisme, remonté sur le plan politique, a fait le programme eugéniste du nazisme. Il a suffi d'identifier une « pathologie » sociale pour justifier d'un programme de « soin » pour la survie du « corps » politique du peuple.

Dans « Mille Plateaux » c'est le capitalisme qui est identifié à une « pathologie » ; car il s'approprie les puissances vitales.
Mais aussitôt, avec le problème de l'appropriation, on a sauté sur une question d'un autre ordre.

On n'abandonne pas la question vitale, mais David Lapoujade nous montre aussi comment la question du droit arrive en même temps. de quel droit peut-on prétendre à ceci ou cela ?
Et il faut une perversion assumée, en tous les cas un excès de zèle, pour pousser jusqu'au bout la logique de la raison suffisante.
On ne peut pas s'arrêter lorsqu'on est engagé dans cette démarche, dit Deleuze. C'est un « cri philosophique ». Mais il sait bien qu'en creusant la question du fondement, il arrivera inévitablement à la question du sans-fond, ou de la différence en soi.

A un autre pôle se trouve le paranoïaque, à qui tout sert de preuve. Car le caractère le plus général du fondement est le cercle vicieux de la « preuve ». « le fondement fait cercle avec ce qu'il fonde ». C'est le règne de l'identique sur l'infini.
Entre les deux pôles d'investissement du désir, parano et schizo, les mouvements incessants sont bons signes, si on veut ; tant que le paranoïaque peut encore en rire, sans ironiser. Mais le schizo est-il un pôle, ou la nature comme processus de production ?

Il faut rappeler que ce sont des « personnages conceptuels ». Ces mouvements incessants, on peut aussi bien les appeler « déterritorialisation » et « reterritorialisation », car la question politique est omniprésente. « Avant l'Être, il y a la politique ». Les personnages du Parano et du Schizo, permutent avec ceux du Sédentaire et du Nomade. Mais c'est toujours pour se demander comment peupler la terre autrement, ou comment faire « une nouvelle terre » ?

On a beau représenter le capitalisme comme une structure fluante à travers les territoires, celle-ci s'ajuste malgré tout à la forme étatique, dans une logique circulaire : produire le manque…
… comme la psychanalyse fait du manque la condition structurale du désir. Et c'est le point clé de la critique intitulée « l'anti-Oedipe ». On délire sur le monde, et non sur papa, maman.

Une fuite finit par être captée, et un tuyau finit par fuir. En reconnaissant ce double mouvement, Deleuze peut se concentrer sur la logique du mouvement de fuite, ou déterritorialisation. C'est le caractère schizophrénique attribué au capitalisme, à la philosophie de Leibniz, etc…Et de ce point de vue, il n'est jamais question de croyance. Par exemple, on conclurait trop vite en disant que la philosophie de Leibniz est tout entière une théologie. Idem, le capitalisme peut devenir une croyance, mais dans un mouvement de capture, ou reterritorialisation.

Bref, notre question persiste : quelle « ligne de fuite » ? Mais ça ne revient pas à se demander comment croire en ce monde.

Au Wokisme et au Relativisme, je dois ajouter le phénomène de l'Eco-anxiété, sans parler de l'angoisse qui viendra avec le dépeuplement mondial annoncé (diminution de moitié estimée d'ici à 2100).
En tant que graine de babeliote, et de médecin non diplômé, je dirais que tout ça ressemble à un dos bloqué. Dans la masse « molaire », un nouveau petit craquement « moléculaire » est le signe attendu de la libération.

La notion de pathologie sociale est beaucoup trop sérieuse pour ne pas en rire. La notion de normalité sociale qui en découle, n'a d'ailleurs aucun sens dans ce livre, puisqu'il ne cesse de souligner que « tout champ social et politique est immédiatement délirant ».
Comment, alors, ne pas accueillir à bras ouverts la littérature ? Comme l'ont fait Deleuze en dégageant le concept de « littérature mineure », et David Lapoujade en étudiant, par exemple, un maître de la science-fiction comme Philip K Dick.

Il faudrait aussi relire Foucault après les cours que Deleuze lui a consacrés. D'abord pour sentir leur connivence dans la critique des chimères d'un certain humanisme. Puis, du point de vue de Deleuze, pour tenter d'observer à quel point cette relative « mort de l'homme », peut être coextensive à la libération de nouvelles puissances vitales.

De l'humanisme…
-au nom de la morale, Pinel, comme un bon philanthrope, libérait les fous, mais pour affirmer qu'ils devaient maintenant avoir peur ; en tant que responsable des conséquences de leurs actes, bien que non coupables a priori.
-au nom d'un certain vitalisme, biopolitique, l'époque moderne invente l'holocauste et abolit la peine de mort.
-au nom de la « paix perpétuelle », l'époque moderne invente la dissuasion nucléaire et la prolifération des armes atomiques.
Etc…

Et puisqu'on parle de morale, il faudrait aussi dire un mot du stoïcisme et du pragmatisme, que tout le monde prétend apparemment faire sien.

Il n'a pas été difficile de trouver ce mot de Epictete, « Abstiens-toi totalement de crier », qui s'oppose à la doctrine du « cri philosophique » de Deleuze.
Je suis allé chercher chez Canguilhem, ce mot que l'ancien résistant avait adressé à ceux qui riait du stoïcisme : « Quand tout va bien, on n'a pas besoin de morale, mais quand on en a besoin, il n'y a que le stoïcisme ».
Très différent encore, est le sens de l' « amor fati », où Nietzsche célèbre « l'éternel retour » de la différence ou du hasard. Une vision assez pragmatique, puisque chaque cas fortuit est tout de même lié à la fortuite de tous les autres.
Etc…

C'est toute la puissance du langage, qui permet d'exprimer à chaque fois un sens différent.

Quant à Deleuze, il répète la doctrine de Nietzsche mais en donnant justement à la répétition, le sens de l'épreuve qui sélectionne la différence. C'est encore un autre stoïcisme, qui exprime, en droit, le combat de la minorité, une « race opprimée, bâtarde, inférieure, anarchique, nomade, irrémédiablement mineure ».
En effet, pragmatiquement, « une faculté - sentir, penser, imaginer - ne s'éveille qu'en se heurtant à sa propre impuissance ».
Empirisme transcendantal, union immédiate de l'esthétique et de la dialectique, noces éternelles de la philosophie et de l'art.

Effectivement, on ne peut pas s'arrêter en chemin. Il faudra bien sortir de sa torpeur, de la répétition de l'habitude et de la mémoire, d'une temporalité qui fait cercle. le voeux pieux du ruissellement économique, une perpétuelle attente qui n'attend rien.
Il faudra bien passer sur l'autre versant, se laisser surprendre, pressentir un autre mode d'existence…
…et faire cause commune, au risque d'être subjugué.e par le nouvel impératif du surmoi, d'être d'entraîné.e dans une reterritorialisation brutale, un nouvel ordre moral.

Mais heureusement, il arrive qu'on ne puisse pas s'empêcher de rire des mésaventures d'une certaine pensée qui s'identifie trop facilement par son ***isme.
Il y a d'abord la prolifération du sens comme dans l'exemple des « Fictions du pragmatisme » de David Lapoujade. Toute une prolifération vivante et drôle.
Et il y aussi des « noces contre natures » entre des courants qui avaient pourtant tout fait pour s'opposer.
En un mot, les crispations identitaires sont comiques comme du « mécanique plaqué sur du vivant ».

Tout doucement, c'est la voix de Bergson, cette fois, qui s'est fait entendre. « le Rire », comme « remède spécifique contre la vanité » ; « L'Energie spirituelle », ses fabuleuses recherches sur le paranormal, et enfin le pressentiment, que Deleuze et Guattari reconnaissent comme la coexistence des trois dimensions du temps.
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