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EAN : 9782707328205
304 pages
Editions de Minuit (16/10/2014)
4.75/5   2 notes
Résumé :
La philosophie de Deleuze se présente comme une sorte d'encyclopédie des mouvements aberrants. Ce sont les figures déformées de Francis Bacon, les non-sens de Lewis Carroll, les processus schizophréniques de l'inconscient, la fêlure de la pensée, la ligne de fuite des nomades à travers l'Histoire, bref toutes les forces qui traversent la vie et la pensée. Mais le plus important, c'est de dégager les logiques irrationnelles de ces mouvements. C'est l'une des grandes ... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (3) Ajouter une critique
La Différence ou l'Identité, ce n'est pas le même combat.
Deleuze soutient sa thèse dans « Différence et Répétition », et elle traverse toute son oeuvre, comme nous le montre ce livre.

Je dois dire qu'en le lisant, toutes sortes d'enjeux contemporains remontent à la surface.

Faire la différence, c'est faire cause commune. Alors que l'identité, on la fait sienne.
Je trouve d'ailleurs fascinant le + au bout de LGBTQIA+.
Serait-on vraiment surpris d'apprendre qu'on porte en nous les gènes qui font de l'escargot un animal hermaphrodite ?
Dans ce livre, le + est le « devenir-minoritaire ». Chacun.e en fait déjà l'expérience.

On peut lire ici ou là, que le wokisme serait un produit de la French Theory, semée aux États-Unis dans les années ~70, et à laquelle serait plus ou moins associé le philosophe Gilles Deleuze. Pourquoi pas ?
Ce serait, en tous les cas, un point de vue qui nous amènerait à sentir les choses.

Puisqu'on est dans les ruminations, on peut aussi penser que Deleuze verse dans le relativisme. Pourquoi pas ? L'intéressé s'en défendrait, mais c'est peut-être justement sa philosophie qui permet d'engager une discussion avec le relativisme, sans chercher d'abord à le réfuter comme le diable en personne.

Du calme ! Lance Deleuze à ses étudiants. David Lapoujade a eu la chance d'être l'un d'entre eux ; et je dois dire qu'à son tour, il nous fait la grâce d'éclairer les concepts baroques, éphémères et mutants, de cette philosophie souvent très très opaque… ou bien très transparente à force d'être opaque…

Une seule fois, l'auteur de ce livre se permet de souligner le caractère indécis du vitalisme de Deleuze. Mais cette indécision, il en a peut-être fait son style. Déjà, il a cette capacité d'affirmer différents points de vue, tantôt avec la voix de Nietzsche, tantôt avec celle de Foucault, etc… Et dès qu'on a cru reconnaître une voix, c'est déjà une autre voix qui s'exprime. Évidemment, il entend cette multiplicité de voix chez l'autre, même lorsque l'autre a ses stratagèmes pour maintenir l'identité. Ce n'est pas un hazard s'il admire chez Leibniz, le philosophe « schizophrène », en pleine éruption des concepts philosophiques, dont on n'observe aujourd'hui que les scories…

Schizo, du grec ancien σχίζω, skizo, signifie fendre, séparer ; comme « Fendre la monade », ou « Schizo sive Natura », selon des expressions trouvées dans ce livre.

C'est vrai que le personnage schizophrène est très conceptuel chez Deleuze. Même la souffrance, éprouvée en fait, est conceptualisée ; le déchirement inhumain s'explique. Mais comment être sûr qu'on n'est pas en train de s'écouter parler ?
« Parler, même quand on parle de soi, c'est toujours prendre la place de quelqu'un, à la place de qui on prétend parler, et à qui on refuse le droit de parler ».
Deleuze reconnaît que « le penseur est nécessairement solitaire et solipsiste » ; le langage doit atteindre son propre dehors.
Bref, c'est ce « personnage conceptuel » qui viendra rapidement en renfort de la thèse initiale ; un renfort qui vient aussi avec son acolyte Guattari.

Il était une fois le petit Joey de Bettelheim, qui ne pouvait manger qu'en étant raccordé à une source électrique imaginaire.
Ce n'est pas Alice au Pays des Merveilles, ni quelque chose comme la fabuleuse remontée des saumons sauvages.
Il faut sentir ici le mouvement forcé qui désorganicise pour remettre en circulation les puissances vitales…
Si on peut s'identifier au petit Joey, c'est qu'on est mûr.e pour concevoir le « corps sans organes » et toute une série de concepts qui gravitent autour. Car on est en train de les expérimenter.

Cette philosophie est une épreuve, et non pas un inoffensif inventaire des conditions de possibilités.
On parle en effet d'un mouvement forcé, et de cet instinct qui fait mourir pour faire vivre. Il fait mourir l'identique, le Même, l'Un, le Je, le Moi. « L'instinct de mort » est au bout du « principe de plaisir ».

Effectivement, ça paraît indécis, mais c'est parce qu'au fil des pages, on navigue entre le plan politique et un plan parfaitement inconscient.
Deleuze sait bien comment ce vitalisme, remonté sur le plan politique, a fait le programme eugéniste du nazisme. Il a suffi d'identifier une « pathologie » sociale pour justifier d'un programme de « soin » pour la survie du « corps » politique du peuple.

Dans « Mille Plateaux » c'est le capitalisme qui est identifié à une « pathologie » ; car il s'approprie les puissances vitales.
Mais aussitôt, avec le problème de l'appropriation, on a sauté sur une question d'un autre ordre.

On n'abandonne pas la question vitale, mais David Lapoujade nous montre aussi comment la question du droit arrive en même temps. de quel droit peut-on prétendre à ceci ou cela ?
Et il faut une perversion assumée, en tous les cas un excès de zèle, pour pousser jusqu'au bout la logique de la raison suffisante.
On ne peut pas s'arrêter lorsqu'on est engagé dans cette démarche, dit Deleuze. C'est un « cri philosophique ». Mais il sait bien qu'en creusant la question du fondement, il arrivera inévitablement à la question du sans-fond, ou de la différence en soi.

A un autre pôle se trouve le paranoïaque, à qui tout sert de preuve. Car le caractère le plus général du fondement est le cercle vicieux de la « preuve ». « le fondement fait cercle avec ce qu'il fonde ». C'est le règne de l'identique sur l'infini.
Entre les deux pôles d'investissement du désir, parano et schizo, les mouvements incessants sont bons signes, si on veut ; tant que le paranoïaque peut encore en rire, sans ironiser. Mais le schizo est-il un pôle, ou la nature comme processus de production ?

Il faut rappeler que ce sont des « personnages conceptuels ». Ces mouvements incessants, on peut aussi bien les appeler « déterritorialisation » et « reterritorialisation », car la question politique est omniprésente. « Avant l'Être, il y a la politique ». Les personnages du Parano et du Schizo, permutent avec ceux du Sédentaire et du Nomade. Mais c'est toujours pour se demander comment peupler la terre autrement, ou comment faire « une nouvelle terre » ?

On a beau représenter le capitalisme comme une structure fluante à travers les territoires, celle-ci s'ajuste malgré tout à la forme étatique, dans une logique circulaire : produire le manque…
… comme la psychanalyse fait du manque la condition structurale du désir. Et c'est le point clé de la critique intitulée « l'anti-Oedipe ». On délire sur le monde, et non sur papa, maman.

Une fuite finit par être captée, et un tuyau finit par fuir. En reconnaissant ce double mouvement, Deleuze peut se concentrer sur la logique du mouvement de fuite, ou déterritorialisation. C'est le caractère schizophrénique attribué au capitalisme, à la philosophie de Leibniz, etc…Et de ce point de vue, il n'est jamais question de croyance. Par exemple, on conclurait trop vite en disant que la philosophie de Leibniz est tout entière une théologie. Idem, le capitalisme peut devenir une croyance, mais dans un mouvement de capture, ou reterritorialisation.

Bref, notre question persiste : quelle « ligne de fuite » ? Mais ça ne revient pas à se demander comment croire en ce monde.

Au Wokisme et au Relativisme, je dois ajouter le phénomène de l'Eco-anxiété, sans parler de l'angoisse qui viendra avec le dépeuplement mondial annoncé (diminution de moitié estimée d'ici à 2100).
En tant que graine de babeliote, et de médecin non diplômé, je dirais que tout ça ressemble à un dos bloqué. Dans la masse « molaire », un nouveau petit craquement « moléculaire » est le signe attendu de la libération.

La notion de pathologie sociale est beaucoup trop sérieuse pour ne pas en rire. La notion de normalité sociale qui en découle, n'a d'ailleurs aucun sens dans ce livre, puisqu'il ne cesse de souligner que « tout champ social et politique est immédiatement délirant ».
Comment, alors, ne pas accueillir à bras ouverts la littérature ? Comme l'ont fait Deleuze en dégageant le concept de « littérature mineure », et David Lapoujade en étudiant, par exemple, un maître de la science-fiction comme Philip K Dick.

Il faudrait aussi relire Foucault après les cours que Deleuze lui a consacrés. D'abord pour sentir leur connivence dans la critique des chimères d'un certain humanisme. Puis, du point de vue de Deleuze, pour tenter d'observer à quel point cette relative « mort de l'homme », peut être coextensive à la libération de nouvelles puissances vitales.

De l'humanisme…
-au nom de la morale, Pinel, comme un bon philanthrope, libérait les fous, mais pour affirmer qu'ils devaient maintenant avoir peur ; en tant que responsable des conséquences de leurs actes, bien que non coupables a priori.
-au nom d'un certain vitalisme, biopolitique, l'époque moderne invente l'holocauste et abolit la peine de mort.
-au nom de la « paix perpétuelle », l'époque moderne invente la dissuasion nucléaire et la prolifération des armes atomiques.
Etc…

Et puisqu'on parle de morale, il faudrait aussi dire un mot du stoïcisme et du pragmatisme, que tout le monde prétend apparemment faire sien.

Il n'a pas été difficile de trouver ce mot de Epictete, « Abstiens-toi totalement de crier », qui s'oppose à la doctrine du « cri philosophique » de Deleuze.
Je suis allé chercher chez Canguilhem, ce mot que l'ancien résistant avait adressé à ceux qui riait du stoïcisme : « Quand tout va bien, on n'a pas besoin de morale, mais quand on en a besoin, il n'y a que le stoïcisme ».
Très différent encore, est le sens de l' « amor fati », où Nietzsche célèbre « l'éternel retour » de la différence ou du hasard. Une vision assez pragmatique, puisque chaque cas fortuit est tout de même lié à la fortuite de tous les autres.
Etc…

C'est toute la puissance du langage, qui permet d'exprimer à chaque fois un sens différent.

Quant à Deleuze, il répète la doctrine de Nietzsche mais en donnant justement à la répétition, le sens de l'épreuve qui sélectionne la différence. C'est encore un autre stoïcisme, qui exprime, en droit, le combat de la minorité, une « race opprimée, bâtarde, inférieure, anarchique, nomade, irrémédiablement mineure ».
En effet, pragmatiquement, « une faculté - sentir, penser, imaginer - ne s'éveille qu'en se heurtant à sa propre impuissance ».
Empirisme transcendantal, union immédiate de l'esthétique et de la dialectique, noces éternelles de la philosophie et de l'art.

Effectivement, on ne peut pas s'arrêter en chemin. Il faudra bien sortir de sa torpeur, de la répétition de l'habitude et de la mémoire, d'une temporalité qui fait cercle. le voeux pieux du ruissellement économique, une perpétuelle attente qui n'attend rien.
Il faudra bien passer sur l'autre versant, se laisser surprendre, pressentir un autre mode d'existence…
…et faire cause commune, au risque d'être subjugué.e par le nouvel impératif du surmoi, d'être d'entraîné.e dans une reterritorialisation brutale, un nouvel ordre moral.

Mais heureusement, il arrive qu'on ne puisse pas s'empêcher de rire des mésaventures d'une certaine pensée qui s'identifie trop facilement par son ***isme.
Il y a d'abord la prolifération du sens comme dans l'exemple des « Fictions du pragmatisme » de David Lapoujade. Toute une prolifération vivante et drôle.
Et il y aussi des « noces contre natures » entre des courants qui avaient pourtant tout fait pour s'opposer.
En un mot, les crispations identitaires sont comiques comme du « mécanique plaqué sur du vivant ».

Tout doucement, c'est la voix de Bergson, cette fois, qui s'est fait entendre. « le Rire », comme « remède spécifique contre la vanité » ; « L'Energie spirituelle », ses fabuleuses recherches sur le paranormal, et enfin le pressentiment, que Deleuze et Guattari reconnaissent comme la coexistence des trois dimensions du temps.
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Deleuze, les mouvements aberrants, David Lapoujade
Ecrit par Didier Bazy dans La Cause Littéraire.
Logiques de Deleuze

Exprimer les logiques irrationnelles des mouvements aberrants dans une sorte d'encyclopédie est, selon David Lapoujade, l'entreprise philosophique de Gilles Deleuze. Excellente idée. Rare et difficile.
Rare. On réduit trop souvent Deleuze à des types de philosophie : de l'événement, de la vie, de l'immanence, des machines abstraites, des rhizomes, des déterritorialisations, des multiplicités, etc. – pour les plus savantes. On fait pencher, sur un autre plan, Deleuze du côté du philosophique non-philosophique et inversement. C'est possible mais c'est insuffisant. « Evitons le savant comme le familier ».
Difficile. Difficile encyclopédie car les multiplicités précisément prolifèrent. Difficile de donner une définition : un mouvement aberrant échappant à la raison et même, à l'ordre des raisons.
L'important, du coup, est de coller au coeur et au corps d'un mouvement aberrant et d'en saisir les modalités internes de fonctionnement – en évitant délicatement et le jugement et l'explication extérieure (qui ne sont que des placages). Eviter le placage, privilégier le collage. Trouver la logique propre, la genèse de tel agencement plutôt que la logique dite interne (avatar encore trop dialectique de la raison).
Tous les livres de Deleuze pourraient commencer par « Logique de… » du sens, du schizo, des multiplicités, de la sensation, de l'image-cinéma, de la conception, de l'affection, de la perception, du contrôle généralisé…
Un mouvement aberrant est un mouvement « forcé » (rien à voir avec le mouvement violent d'Aristote). Un jet de pierre n'est pas forcément aberrant.
Question spino-deleuzienne : quelles sont les caractéristiques du mouvement aberrant ? Il y en a deux, toujours liées. Inexplicable et nécessaire. Et Deleuze n'a de cesse de déplier, de plier et d'exprimer les logiques des agencements nécessaires/irrationnels et pourtant têtus et factuels.
Quelques exemples de mouvements aberrants peuvent ici être évoqués.
– Bartleby, I prefer not to. Inexplicable et indispensable.
– Kafka, la logique ne résiste pas à un homme qui veut vivre.
– Bacon, les portraits d'autant plus éloquents qu'ils (se) déforment.
– le pli de Leibniz, mouvement aberrant du calcul différentiel qui n'en finit jamais.
– La voix d'Edith Piaf : chanter faux et rattraper perpétuellement la fausse note.
– le style égyptien dans le tennis de McEnroe.
– La folie bien sûr (et les différences avec Foucault).
– le paradoxe de la sainte vierge.
– Les répétitions différentielles dans le style de Péguy.
– Clio de Péguy, contre l'Histoire académique (la demoiselle de l'enregistrement) pour la durée bergsonienne.
– Les mouvements aberrants des scholies de l'Ethique de Spinoza.
– L'épuisé plus que le fatigué chez Beckett.
– L'avant dernier verre de l'alcoolique.
– Les sorites des Stoïciens.
– Aïôn contre Chronos.
Etc…
Et, premier en date et non des moindres,
Diderot, sa religieuse, préfacée par le jeune Deleuze qui, déjà, retourne littéralement Malraux pour polir l'outil interne, une petite lunette spinozienne au travers de laquelle le lecteur s'introduit au sein de la religieuse.
Last, but not lost,
– L'ami commun de Dickens : « une canaille, un mauvais sujet méprisé de tous et ramené mourant et voilà que ceux qui le soignent manifestent une sorte d'empressement, de respect, d'amour pour le moindre signe de vie du moribond… Mais à mesure qu'il revient à la vie, ses sauveurs se font plus froids, et il retrouve toute sa grossièreté, sa méchanceté… » (double mouvement aberrant : une vie/une mort).
« Moins c'est rationnel, plus c'est logique ». Telle est la formule lapoujadienne du mouvement aberrant.
Mais qu'est-ce qui ne relève pas d'un mouvement aberrant ?
Les épistémologues chagrins pourraient percevoir la notion de « mouvement aberrant » dans le champ du fameux obstacle épistémologique qui, expliquant tout, n'explique rien. Précisément. Bachelard même insiste sans cesse sur l'errance nécessaire quitte à la suivre jusqu'à obsolescence. « On ne pense bien que ce que l'on a d'abord rêvé ». Cela dit, les deleuziens (et non les deleuzistes) savent depuis longtemps qu'on est foutu si on participe trop du rêve des autres… Des rêves oui, mais bien à soi, seul et peuplé, l'homme de gauche, l'homme gauche, l'homme de Kiev, l'homme mineur…
David Lapoujade aurait-il trouvé la clé de l'oeuvre de Deleuze ? Une clé pour mille milliards de serrures ? Le(s) code(s) de mille plateaux ? La logique de la logique du sens ? – Il y a de fortes chances que oui.
Autant de questions pré-posées ici même, autant de pré-jugés qui risquent fort de passer à côté de l'entreprise de Deleuze et du travail philosophique de Lapoujade.
David Lapoujade est un des rares parmi les plus proches de la pensée de Deleuze. Deleuze qui n'aime pas les disciples. Deleuze qui, pourtant, a porté à ses plus hauts sommets le compagnonnage, le fameux avec. Avec André Cresson… Avec les anciens : Lucrèce, Spinoza, Leibniz, Hume, Kant, Nietzsche, Bergson… Avec les artistes et la littérature : Bacon, Proust, Sacher-Masoch, Zola, Fitzgerald, Kafka, Beckett, Melville, Tournier… Avec le cinéma… Avec Foucault. Avec Chatelet. Avec Rosset. Avec Parnet. Avec Négri. Avec Pinhas. Avec beaucoup de monde. Avec Lapoujade…
Avec le non-philosophique (et non avec la non-philosophie de Laruelle). Avec tous les On, les anonymes, le peuple à venir ou en devenir.
Avec Félix Guattari, l'indispensable, l'ami, le complément. le co-auteur. L'autorité conjointe. On n'insistera jamais assez.
Avec et/ou au milieu (cf. le lumineux : Nous au milieu de Spinoza). Pour être avec il vaut mieux devenir au milieu : c'est le chemin de la compréhension sensible. On ne sort jamais complètement de soi. Au milieu = le mouvement. Au contact aléatoire = aberrant. Pas d'aberration au sens commun qui exclut. Aberration au sens strict et précis du voyage au sein des multiplicités et des peuplements.
L'exploit (au sens d'acte d'huissier : « plutôt balayeur que juge ») de Lapoujade consiste dans la clarté et la simplicité de l'approche. « Trop savantes, la plupart de ces définitions supposent ou préjugent ce qui est en question ». Lapoujade balaie d'emblée les approches intellectuelles qui relèvent des deleuzismes en -ismes. Les -ismes ont été révoqués par Balzac et Péguy pour qui Deleuze a beaucoup d'affection. On entend la voix de Deleuze à son auditoire lors d'un cours sur Spinoza : « Pas de théorie, rien que du sentiment ! » pour approcher au mieux le prince de la philosophie.
« Ce qui intéresse avant tout Deleuze, ce sont les mouvements aberrants » dit nettement Lapoujade. Et surtout leur logique propre, au sens même où Deleuze recommandait à ses étudiants l'étude de la logique théologique trop passée de mode, logique de Nicolas de Cuse autant que la logique de Port-Royal.
Fidèle à Deleuze, Lapoujade use non de la « méthode » mais de la « manière », jusqu'au « style ». Cette manière est intime et renversante (faire un gamin dans le dos). Ce style est la singularité, l'invention sensible. L'important est de trouver la logique propre à chaque sujet d'approche. Comment ça marche ? est le questionnement permanent de Deleuze.
Cette heuristique logique n'est pas formelle et « n'a rien d'abstrait ». Tout cela est très concret. Et David Lapoujade illumine les tableaux de Deleuze. La pensée rhizomatique n'a rien à voir avec une quelconque apologie du désordre. Chaque dispositif abordé (souvent les grandes « transcendances » : le Capitalisme, le Pouvoir, la Folie, la Terre, etc.) doit répondre aux trois questions : Qui fait ? Qui juge ? Qui vit ?
(accélérons) du coup, ce qu'on croyait légitime recèle des parts d'illégitime : un autre chemin ne serait-il pas possible ? Les mouvements aberrants ne sont pas erratiques, ils ont leur nécessité interne. Ainsi le Capitalisme. On croit qu'il est inéluctable. D'autres voies sont possibles à partir de ses parties aberrantes justement. Ainsi la Littérature. « Nous ne voyageons pas pour le plaisir de voyager, que je sache, nous sommes cons, mais pas à ce point ». Beckett, précurseur critique du tourisme de masse etdes ventes en masse de certains « livres » ?
(sautons : une recension ne peut se contenter du résumé ni prétendre à l'exhaustion) David Lapoujade reprend avec justesse la plupart des grandes analyses de Deleuze (avec, au milieu…). Cela n'épargne pas de nouvelles plongées dans les oeuvres. Et le tableau d'ensemble s'adresse aux non-philosophes comme aux philosophes (quelle différence à la fin ?).
Ouvrage pertinent d'introduction à Deleuze mais aussi et surtout une poussée, une avancée en ce qu'il permet une cartographie indispensable et utile pour la compréhension du monde dans lequel les êtres humains se débattent, jugent et vivent.
Deleuze, mouvements aberrants de David Lapoujade est désormais le phare des solitudes peuplées pour sortir des déterminations de plus en plus contrôlantes. Phare ? Lanterne de Diogène serait plus adéquat. le patron des Cyniques n'est-il pas le « précurseur sombre » qui donne le mouvement ? La réduction des besoins de Diogène n'est aberrante que « pour faire rire les idiots ». Sa geste parle plus que toute parole. Avec Diogène, soyons hors de propos, et devenons l'ombre des puissants.
(fidèle) « L'affirmation de la joie deleuzienne n'est pas séparable des dangers et des morts par lesquels il faut en passer pour la libérer, un gai savoir ». Oui, les mouvements aberrants, il faut en passer par là. En passer pour en sortir. Avec joie. Une joie nomade, une joie errant aux limites moins pour conserver son territoire que pour rester proche de sa terre. Déterritorialiser pour rester sur place. Aberrance et nécessité vitale. Aller dehors par fidélité à son foyer. Flirter, faire bouger les limites, résister par amour des pénates. le nomade mineur embarqué dans une gaie géophilosophie.
Car il faut sortir de la joie par la joie. Comme il faut sortir de la philosophie par la philosophie, mouvement aberrant, inexplicable et nécessaire, tension, zig-zag, éclair.
« Seul l'impossible fait agir ».
Les mouvements aberrants, comme les sombres précurseurs, sont des déclencheurs, les créateurs de nouvelles possibilités de vie aux effets inouïs et inédits, générés par les logiques du bégaiement de la clinique et de la critique.
Les mouvements aberrants de David Lapoujade ? le livre le plus deleuzien depuis vingt ans.

Didier Bazy
Article publié en partenariat avec le WebMag « Reflets du Temps »

Lien : http://www.lacauselitteraire..
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Je ne suis pas philosophe, mais je lis parfois de la philosophie, plutôt les textes sources que les commentateurs. Je commets cette précision afin que le lecteur de la chronique ci-après puisse se faire une idée de sa valeur.
De quoi s'occupe la pensée Deleuzienne ? Quelle conception du monde propose-t-elle ? Existe-t-il un système Deleuzien ? Ce sont les questions auxquelles David Lapoujade tente de répondre dans Deleuze, les mouvements aberrants.
Si l'on est un peu familiarisé avec l'oeuvre de Deleuze, on comprend rapidement qu'il s'agit là d'une entreprise ambitieuse, Deleuze ayant consacré beaucoup de temps et de papier à déconstruire les systèmes proposés par d'autres (Kant en particulier). Plus précisément, Deleuze s'est attaché à relever les contradictions qui finissent par mettre à mal jusqu'aux systèmes de pensée les plus performants. Voici donc ce que sont les mouvements aberrants dans la philosophie: les contradictions inhérentes au système, ses hoquets, ses imprévus. Ces mouvements existent aussi dans les domaines de l'économie, de l'éthique, de la politique, de la psychanalyse, bref, qu'on le veuille ou non, ils font partie intégrante du fondement sans lequel nos sociétés ne pourraient exister, puisqu'ils sont inhérents au système.
La problématique dégagée dans l'ouvrage de David Lapoujade ne semble finalement pas éloignée de celle qui structure ontologiquement le quotidien de tout chercheur, en particulier en sciences humaines : celle de la construction de l'objet d'étude par sa définition, définition qui confère, de facto, au chercheur susmentionné la légitimité nécessaire pour s'emparer de l'objet qu'il a lui-même construit. Si je définis l'objet de ma pensée, je le restreins à la représentation que j'en ai et reconnais ma propre légitimité à traiter de cet objet. Si j'adopte l'Oedipe comme fondement de la psychanalyse, alors tout ce que je suis inapte à expliquer par l'Oedipe ne ressort pas du domaine de la psychanalyse, ou n'existe pas, etc.
Pour synthétiser, tout effort de définition rejette nécessairement aux marges tout ce que le système ainsi élaboré ne permet pas, tout ce qu'il est incapable de concevoir ou d'expliquer. Paradoxalement, c'est la définition qui crée le mouvement aberrant, puisque c'est elle qui va exclure certains objets, réels ou de pensée, à l'extérieur du champ des possibles qu'elle impose.
Il est donc possible de concevoir une représentation topologique de la philosophie Deleuzienne, conformément à ce que lui-même propose, constituée de territoires et de leurs marges, d'une surface que l'on peut cartographier et de profondeurs qui contiennent toujours une part d'insondable.
On peut apprécier l'effort de l'auteur, qui propose une vision homogénéisée de la pensée de Deleuze (un système Deleuze, avec ses propres mouvements aberrants ?), en revanche, le livre est ardu, plus ardu même que certains textes du philosophe. Les premiers chapitres sont particulièrement difficiles, et le recours à l'interro-négation qui y est une stratégie rhétorique récurrente conduit le lecteur à se demander si David Lapoujade a bien l'intention, à un moment ou à un autre, de le conduire quelque part. A mon sens, ce livre ne saurait constituer une porte d'entrée dans la pensée Deleuzienne, mais doit plutôt être consulté après lecture de Deleuze.
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critiques presse (2)
Liberation
12 novembre 2014
L’ouvrage est certes complexe, mais très clairs sont ses enjeux éthiques et politiques. Le vitalisme de Deleuze ne revient pas à «chanter l’affirmation joyeuse des puissances de la vie» : il est surtout une lutte douloureuse contre la mort.
Lire la critique sur le site : Liberation
NonFiction
30 octobre 2014
David Lapoujade propose une interprétation globale fort ambitieuse de Deleuze, sans toutefois vraiment réussir à rendre moins énigmatique sa philosophie.
Lire la critique sur le site : NonFiction
Citations et extraits (2) Ajouter une citation
On présente souvent ces textes comme valant par eux-mêmes ou dont l’intérêt consiste principalement dans une lutte contre le bon sens et le sens commun, mais leur but est plus profond : il s’agit de décrire les métamorphoses du fondé, la manière dont, affecté par la montée du sans-fond, le fondé accède à ses propres puissances et acquiert un droit imprescriptible à l’occasion de cette métamorphose.
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La Terre se confond avec la déterritorialisation même, elle est une terre infiniment mouvante, sans fond ni assise.
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David Lapoujade - Sur la peinture : cours mars-juin 1981
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