Citations sur Une année chez les Français (67)
Quant au théâtre, il se demandait maintenant comment il avait pu vivre, autrefois, sans connaître ses instants enchantés de demi-sommeil où l'on dépouillait son enveloppe mortelle et où les mots prenaient leur envol comme des oiseaux s'échappant d'un cage ouverte sur la terrasse d'une maison.
- et on entrait en classe, en rang ou en essaim, selon les professeurs.
Sciences naturelles, histoire, mathématiques : un autre monde s'ouvrait et Mehdi y pénétrait de toute son âme.
Là il n'avait plus aucun souci. Il n'était qu'une paire d'yeux grands ouverts par lesquels s'engouffraient merveilles et mystères .... et tant de noms magiques qui l'enchantaient (Tegucigalpa, hypoténuse, lymphocytes, Vercingétorix ...), tant de mots dont il fallait deviner le sens, de proverbes qui lui fournissaient toute la sagesse des nations ....
Mehdi, debout à côté de Mokhtar, eut la vision d'une immense bibliothèque, d'une table infiniment longue et chargée de livres, et d'un enfant - lui - allant de l'un à l'autre, lisant, lisant, lisant, jusqu'à la consommation des siècles .
L' Eden !
C'était une astuce qu'il avait apprise des chats : faire semblant d'oublier quelque chose, quelque chose de délicieux, pour le plaisir de la redécouverte.
- Je suis le seul étudiant français en fac de droit, ici. C'est un suicide social, m'a dit Morel, l'autre jour. Il ne comprend pas que je ne sois pas allé en France poursuivre mes études, après le bac. "Un suicide social" ! Tu connais Morel ? C'est un con, doublé d'un vantard, triplé d'un... d'un...
Il n'arrivait pas à trouver la troisième insulte. Contrarié, il résuma, d'un seul mot :
- C'est un pied-noir ! (...) Remarque, mon père aussi était pied-noir.
Voilà. (Geste) Tous ces noms, ce sont des anciens du lycée, des profs ou des élèves, il y en a exactement cent trois, qui sont tombés pendant la guerre, pour défendre leur patrie : la France. (...) Dulce et decorum est pro patria mori. C'est du latin, c'est dans une ode d'Horace. Vous comprenez le latin ? C'est pas grave, vous en ferez cette année. Belle langue, le latin... Mais morte, hélas, morte, dead, kaputt, comme tous ces braves (...). Vous remarquerez que le premier est "Ahmed, Lucien" (...) on ne pouvait rêver meilleur nom pour mener un cortège funèbre franco-marocain. Un programme à lui tout seul ! La fraternité d'armes incarnée dans un nom (Songeur.)
Assis à même la moquette, il est bientôt plongé dans un Alix. On y croise un prince égyptien, des Romains, des légions, un tombeau étrusque (qu'est-ce que cela veut dire ?).
Il n'a pas entendu M. Berger entrer dans la chambre. Il sursaute en entendant sa voix joviale éclater au-dessus de lui.
- Eh bien, tu es bien matinal. Ou est-ce Denis qui lanterne au lit ? Cela dit, on est dimanche, il a le droit de faire la grasse matinée. Mais maintenant, il faut se réveiller.
M. Berger va secouer gentiment son petit Platon qui finit par se réveiller. Ses grands yeux semblent d'abord totalement vides puis la vie y vient et il gazouille en souriant :
- Bonjour, mon papa.
- Bonjour, monsieur mon fils.
Mehdi regarde la scène avec étonnement : qu'est-ce que c'est que ces salamalecs ? Ils se sont pourtant vus la veille au soir ? M. Berger ne revient pas du pôle Nord ou des tombeaux étrusques... Pourquoi tant de chichis ? Ils sont tous comme ça, les pères français ? Etrange.
Morel se tut un instant puis il dit, très lentement, l'air concentré:
-Ecoute, Fatima, je vais aller jusqu'à ma piaule, tu m'oublies, je reviens et je te pose la même question. Et tu me répond la vérité. Ze vérity. D'accord?
D'accord. Si le pion veut jouer les Thespis, plus tard, Morel revint dans le box. Quelle déception! Quel mauvais acteur le pied-noir faisait! Il fit d'abord semblant de découvrir le livre que tenait Mehdi : il s'arrêta net, porta la main a son front, trop lentement, puis écarquilla les yeux. Ensuite, il fit mine de vouloir s'assurer que ses sens ne l'avaient pas trompé. Il s'approcha du lit, prit le livre dans ses mains et colla ses yeux dessus.
-Dites moi, mon brave, ôtez moi d'un doute, le décrypter vous pour meubler vos loisirs?
-oui m'sieur
- Ch'nou had al-ghouat, Madini?
- Explique-nous quelque chose, demanda Madini en françasi. Tu es musulman non?
- Hamdoullah!
- Est-ce qu'il est interdit aux musulmans de boire du vin?
- Wana mali, fqih?
- Je sais bien que t'es pas un fqih, mais tu sais quand même deux ou trois choses de ta religion, non?
Bon alors contente-toi de confirmer ce que je vais dire à ce barhouch: la seule chose qui est interdite, en islam, c'est de faire sa prière en état d'ébriété. N'est-ce pas Taïbi?
- Ita di briti?
- Etat d'ébriété!! C'est-à-dire "saoul". Tu n'as pas le droit de faire ta prière si tu es saoul.