C'est toujours le même frisson quand on ouvre un Thimothé le Boucher, qu'il s'agisse de la finesse et de l'épure du trait en même temps de sa précision et de sa mise en couleurs (bien que certaines cases de l'édition papier de
Ces jours qui disparaissent me semblaient un peu vides), des protagonistes uniques dans l'humour et le naturel qu'ils dégagent, ou bien du scénario très simple à la base qui se complexifie jusqu'à devenir un mindfuck improbable. Seulement voilà, comment faire pour repartir après une oeuvre magistrale qui a fini top 1 dans les livres 2019 d'un grand blog prestigieux ? Eh bien, on fait quelque chose de plus long, de plus protéiforme et d'à peine moins bien.
La famille Grimaut est un chouïa borderline : la mémé est une vieille carne, la maman est du genre brutale et le grand-tonton est parti se faire une vie dans les dessins animés. Arrive le jour où ils décident de s'entretuer joyeusement, à moins que ce ne soit quelqu'un d'autre qui se tenait chez eux ce jour-là ; reste un survivant dans le coma. Après six ans suivis d'une réanimation très rapide, il découvre que la Terre est envahie par les Marcheurs, et… non pardon, je me suis trompé de script. C'est donc la docteure Anna Kieffer qui se charge de savoir ce qui s'est passé ce soir-là, prête à tout pour lui tirer les vers du nez…
On est partis pour une BD franco-belge exceptionnellement longue (près de 300 pages, on brouille clairement les frontières avec le format roman graphique). En début d'année, je vous parlais un peu maladroitement de la cinématographisation voire de la « filmdauteurisation » du pan de la BD franco-belge qui essaye de voir un peu plus loin que Les Profs tome 666, ici on nage en plein dedans : même s'il s'agit de deux médias bien distincts, Thimothé le Boucher emprunte au cinéma des choix de cadrage typiques du drame ou du thriller à l'écran (sans compter que la case a ça de magique qu'elle peut constamment changer de ratio), les silences qui en disent longs, et surtout le concept d'auteur voulant qu'il faille retrouver des thèmes récurrents dans toutes les oeuvres de la carrière d'un bon cinéaste. Et ici, on trouve beaucoup de réminiscences de la BD précédente : temps qui passe trop vite, mémoire qui fait défaut, schizophrénie, troubles mentaux, hypnose… On serait à la limite du repompage si ce n'était pas aussi différemment agencé et mis en scène ; c'est fait avec une telle intelligence qu'on n'a jamais l'impression de voir une redite.
Comme on pouvait s'y attendre, les personnages sont complexes et travaillés, et comble du bonheur l'histoire se divise cette fois en une multitude d'intrigues plutôt que de suivre un seul PdV, ce qui permet pas mal de fausses pistes et beaucoup plus de background. Malgré que certains soient de vraies raclures, qu'ils aient tous leurs défauts et leurs secrets, le Boucher parvient à ne jamais tomber dans un fatalisme aigri et à leur donner une grosse couche d'humanité. Alors évidemment on part plus sur du policier donc on rigole moins, mais il reste quand même quelques moments de franche déconnade. Mais ce qu'il y a de plus dingue est qu'il parvient à faire vivre des persos qu'on ne voit quasiment jamais ailleurs : les noirs, les arabes, les zomos, les gros, les vieux, les déviants mentaux, les handicapés, et ce sans jamais porter aucun jugement ni non plus les rendre systématiquement tous sucres et miels (coucou
Mary Poppins 2…). Et merdier français oblige, on parle un peu de l'enfer de l'hôpital public avec une infirmière qui ressemble étonnamment à une membre de ma famille (la gauchiasse que je suis aurait d'ailleurs bien aimé qu'on s'étende un peu plus sur le sujet).
Au final il n'y a que Tiphaine, l'infirmière ultra-fleur bleue, qui détone en qualité d'écriture (des coeurs de rose comme ça, je vous assure que ça ne passe pas sa première année de médecine !). Kieffer a des fantasmes de bobo-parigot qu'on ne trouve que dans les pubs de parfum, et certains dialogues ampoulés brisent également le réalisme, un défaut qu'on a tendance à retrouver chez les thrillers de gare si je suis bien l'actualité. Mais l'auteur sait où il va, et se montre parfois ultra-subtil, jusqu'à un twist final qui vous invite à tout relire d'un oeil neuf. Je me demande d'ailleurs s'il n'hésite pas lui-même à se tourner en autodérision, quand un des personnages à la fin débite une longue tirade sur la société caricaturant tout ce que lui disait dessus dans
Ces jours qui disparaissent, et que celui en face n'hésite pas à lui répondre qu'elle est ridicule.
Certains passages pourront aussi déstabiliser le spectateur dans la dernière moitié parce qu'ils sont malsains ou toxiques. Mais ça n'est pas du tout gratuit selon moi : l'auteur interroge en effet dans cette BD la perception de la réalité. Qui est celui qui a réellement commis le crime ? Quelle est notre responsabilité et à partir de quand devenons-nous des monstres ? Là où je serais plus timoré est qu'il semble malgré tout par moments y avoir une fascination pour le Mal dans cette BD : visite dans la tête du meurtrier, personnages iconisés face à la destruction avec un sourire tentateur, vanités surréalistes et inquiétantes... Ce qui me dérange, au final, c'est que l'auteur ne propose aucun moyen de s'en sortir à ses personnages. Aucune solution, même qui échouerait, pas de réflexion particulière non plus sur notre société, simplement la contemplation de vies qui se détruisent dans des jeux pervers. Et pour moi, ça fait un message incomplet.
Pour conclure,
le Patient reste une BD très agréable, que je ne garderais dans le coeur comme je m'y attendais pas aussi précieusement que l'histoire de Lubin Maréchal, mais incontestablement de la belle ouvrage, passionnante et crue, sombre sans jamais sombrer dans le cynisme désabusé. Précisons tout de même que certaines scènes risqueront de choquer les plus sensibles d'entre vous. Après, je vous dis ça, c'est pour votre culture…
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