Citations sur Malboire (20)
Les drôles d'idées sont le privilège de l'abondance.
C'est un bon nom, car il dit exactement ce que je suis : un ver qui n'a jamais cessé d'essayer de quitter la boue, mais qui est pris de terreur à l'idée de s'en éloigner pour de bon. Je suis né de la Malboire et peut-être y mourrai-je, mais de tous les endroits que j'ai vus au cours de ma vie, c'est ce vieux marais puant, ce cloaque maladif qui m'a paru le plus réel, le plus tangible.
Ceux de la boue n’ont pas de mémoire, car ils ne connaissent pas le temps ; ils n’ont pas de temps, car ce ne sont pas des hommes, à moins que ce ne soit l’inverse.
Mon sommeil, léger, était bercé par la chanson des gouttes de pluie dans les seaux disposés tout autour de la maison. Les yeux mi-clos dans la pénombre orangée des murs de pin, je tendais l’oreille pour entendre les murmures graves d’Arsen dont je ne comprenais pas le sens.
J’ai toujours aimé écouter la pluie, depuis l’intérieur d’une maison ou bien sous l’averse. C’est ainsi que j’apaise mes doutes et mes douleurs, et l’Eau qui tombe du ciel ne manque jamais d’éteindre mes colères. Il me plaît de dire que c’est le premier son que j’ai entendu, et donc mon premier vrai souvenir. Peut-être est-ce vrai ; peut-être est-ce un mensonge. En tout cas, c’est un mensonge qui n’a jamais fait de mal à personne, bien au contraire.
Pour autant que je sache, je suis un miraculé. Je n’en ai connu qu’une seule, une autre qui, jetée au fond de cet abîme, a réussi à en escalader les parois. Pas plus que moi, elle n’en est sortie indemne, mais nos blessures comme nos remèdes se sont révélés bien différents.
Les enfants étaient abandonnés sur place, à peine nés et déjà couverts de la même glaise que leurs parents. Il ne se passait pas longtemps avant qu’ils subissent les coups de bec des oiseaux sauvages, que la boue colmate leurs minuscules bouches et narines ou qu’ils se noient dans la Malboire.
Certains naissent en un seul morceau. Je suis né en plusieurs fois. Mon corps est venu en premier, et mon esprit ne l’a rejoint qu’après un temps. Si le moment où ma carcasse s’est extirpée de cette boue d’eau et de sable (que j’ai depuis appris à connaître si intimement) marque le début effectif de mon existence, ce n’est pas – tant s’en faut – celle de mes naissances la plus importante à mes yeux.
Je ne voyais rien, et je n’ai pas tout de suite compris. Un instant, j’ai craint d’être aveugle. J’ai ouvert la bouche, non pour parler mais pour crier, beugler mon angoisse comme un animal. Un épais liquide s’est tout de suite précipité dans l’ouverture entre mes lèvres, comme s’il fallait à tout prix remplir ce vide nouveau.
La boue a horreur du vide. C’était, pour autant que je le sache, la première fois que je la mangeais. C’était loin d’être la dernière.
Je ne me souviens de rien, car je n’étais personne. Je n’avais pas d’esprit pour conserver et organiser, pour chérir ou repousser. Ceux de la boue n’ont pas de mémoire, car ils ne connaissent pas le temps ; ils n’ont pas de temps, car ce ne sont pas des hommes, à moins que ce ne soit l’inverse.