L’aube les trouverait-elle tous à la même place, pétrifiés comme les statues de marbre du péristyle ? Soudain, au milieu d’un lac de lumière bleue, tel une apparition nouvelle, Obrad surgit de toute sa hauteur, poussant un hurlement de possédé. Était-il devenu fou ?
Un fourré se mit à frissonner, on entendit un déclic, Obrad se tut. Pietro avait vu pointer au-dessus des branches, à trente pas, l’étrange baliveau en forme d’arc. L’ennemi était là. Obrad, en se sacrifiant peut-être, l’avait obligé à se démasquer. Il fallait faire vite, ne pas laisser à l’homme le temps de recharger son arme. Pietro bondit, le petit pistolet au creux de la main, fit feu au jugé dans le massif d’arbustes. Il y eut un deuxième cri, étranglé, la chute d’un corps mou. Pietro passa son épée dans la main droite, et, dépassant le fourré, se trouva au bord d’un muret qui plongeait verticalement dans un trou d’ombre. C’est au dernier instant qu’il vit, au pied du muret, reluire la lame du poignard.
L’homme s’était laissé rouler au bas d’un muret qui courait en arc de cercle autour d’une large fosse. Il aurait pu rouler encore, de palier en palier, descendant ce qui devaient être les gradins d’un amphithéâtre antique. Mais la végétation en avait rempli les creux et un pin l’avait arrêté dans sa chute. L’homme touché à l’épaule s’était relevé, mais, étourdi sans doute par sa blessure et sa chute, avait trébuché parmi les pierres inégales et s’était écroulé une fois de plus, une fois de trop. Il s’était relevé, mais chaque pas lui arrachait la cheville et il fallait courir. Mais où courir ? Il n’y avait pas d’issue dans le fond de l’entonnoir, quant à remonter le muret pour retrouver son cheval, il n’y fallait pas compter. De plus, il savait bien que, dans un instant, son ennemi serait sur lui. Aussi, dans un effort désespéré, il s’était campé sur ses genoux et dardait son coutelas, espérant que son poursuivant, en sautant le muret, tomberait sur son arme. Cette ultime défense s’avéra dérisoire : Pietro, surgi plus loin, fit, d’un coup d’épée, voler le poignard à six pieds de là. À présent, le fugitif soutenait son épaule brisée d’où s’épanchait un liquide tiède et visqueux et il voyait, brouillée sur le ciel nocturne, la silhouette exécrée de cet homme dont il avait juré la perte.
Pietro le tenait en respect du bout de son épée.
– Obrad ! hurlait-il. Où es-tu, Obrad ?
– Ici, Seigneurie, répondit la voix du haut du muret.
– Es-tu blessé ?
Obrad eut un ricanement sinistre.
– Toujours savoir faire peur à ennemi fatigué d’attendre. Et toi ? Que faire ? Tue !
– Non, Obrad. Je le veux vivant. Va me chercher de la corde.
Alors, le danger passé, Pietro passa à autre chose. Il observa l’homme agenouillé. Celui-ci n’avait pas la carrure de Petridis. Il l’obligea à tourner sur ses genoux et à présenter son visage au reflet de la lune. Mais le visage ne parut qu’à moitié. L’autre moitié demeurait couleur du ciel nocturne : c’était l’homme au visage pourpre.
– On ne peut en dire autant des plaines à blé de Chypre, gronde Vincenzo Foscarini. Les paysans de l’île prétendent qu’ils ont vu les jeunes blés dévastés par des nuages de sauterelles. Je ne sais ce qu’il y a de vrai dans ces affirmations et si les sauterelles ne vont pas sur deux pieds comme vous et moi.
– Terre lointaine, terre incertaine, commenta l’homme au nez d’oiseau. Qui peut faire confiance aux paysans ? Malgré la présence de notre gouverneur, nous restons dans l’ignorance de bien des choses qui se passent là-bas. Notre administration ne sait pas tout et il arrive que des courriers se perdent.
– On ne peut être partout
C’est alors que quelque chose se passa, comme ces frissons de roseaux qui révèlent la présence du nid de la civelle. Il faut agir vite. Une brusque détente.
– Je pourrais m’y rendre, mon oncle, dit Pietro. J’ai même un ami à Famagouste. Il vous suffit de me trouver un embarquement sur une de vos galères.
– Figlioccio, tu ne sais pas à quoi tu t’engages.
– Pensez-vous, mon oncle ? Et vous, à quoi vous étiez-vous engagé à mon âge ? Croyez-vous que je ne pourrais faire aussi bien que vous ?
– Je ne pense pas cela, évidemment.
– Alors, considérez que la mort de mon père m’a bouleversé et que j’ai besoin de me rendre utile. Laissez-moi aussi vous remercier de tous vos bienfaits.
– Et ta mère, tu y as pensé ? Elle est veuve, à présent.
– Bien sûr, mon oncle. Et vous savez comme moi qu’elle ne s’opposera pas à mon projet. Ma mère est une guerrière. L’audace de son fils ne peut que lui plaire.
C’était une conclusion un peu rapide mais Vincenzo, qui connaissait depuis plus longtemps que Pietro celle que, dans son cœur, il appelait toujours Laura, se contenta de branler du chef. Telle mère, tel fils. Il n’avait plus qu’à trouver parmi ses collègues un sopracomito en charge d’une galère en bon état.