Citations sur Malgré (33)
On ne comprenait rien ; c’était du chinois. On ne pouvait pas échanger, plus ratiociner, recourir au pouvoir des mots. Il n’y avait pas de langage possible : c’était nouveau. On devait s’en remettre aux seuls gestes, à ces mains orbes qui nous aplatissaient sur la table comme une limande, qui nous prenaient les épaules avec une puissance sans ménagement, qui jouaient avec nos pieds comme avec des osselets, qui équarrissaient notre résistance, nous faisaient viande, préféraient à la tendresse la tendreté.
Mon corps m’incarne. Il me présente et me représente — en société, en réunion, en regard des miroirs. Il est mon effigie. Ce mot m’évoque « l’exécution en effigie », cette époque où, faute de mettre la main sur un criminel, les autorités inquisitoriales commandaient in absentia de pendre publiquement un mannequin de sorte que fût rendue une sentence fictive, mais non moins effective. Ce succédané de corps était le corps même, et l’âme même.
Je suis en état de siège. Je rêve d’urgences hospitalières, celles dont me plaisent l’odeur d’excrément que ne dilue pas celle de la javel, la douceur des brancards et les néons inflexibles, les gueules cassées, les visages tristes, hagardement tristes, les membres amputés, les bandages, les tubes et les perfusions, toute cette principauté du cathéter où j’aimerais qu’une place me fût réservée, avec ma chemise repassée et mon cou parfumé, malgré cette tenue que je peux encore avoir en toute chose.
Il n’y eut pas de ver dans le fruit défendu du corps paradisiaque, de cause princeps, d’abîme originel. Il y eut une onde recouvrante, une houle venue de loin, oublieuse de la rive. Il y eut un vacarme silencieux, avec quelques essais de paroles — « depuis quelque temps, je », « c’est étrange, mais », « je ne comprends pas ce qui », « bizarrement, hier ». Avant le trou noir qui engouffrera la santé, avant le mal qui m’interdira bientôt de consentir à la possibilité du monde sans croix ni chimie, il y eut d’abord une destitution du connu.
J’ai alors erré dans le grand règlement intérieur.
L’histoire de ce livre commence à compter de ce jour, ignoré.
On pourrait récurer le temps. Il fait trop chaud, moite. Des prises et des cordons disloqués lacèrent la pièce. Au plafond, un ventilateur. Au mur, un tue-mouches. La clinique ressemble à un dispensaire, Manosque à Hanoï. La blouse m’allonge sur une table de torture, électrodes sur les bras et les jambes.
Je condescends au mal pour éviter la folie.
Ivresse de la douleur qui est une balustrade, une bouée qui m’arrime à ce monde vertigineux où dégringolent les étourdis et les imbéciles heureux. Mon supplice est le brise-lames de l’imprévisible. Lâcher le symptôme, et son infinie pesanteur, c’est m’évanouir, ou m’écrouler. Le mal, cette limaille qui plombe mon âme, m’évite des errances et des envolées.
Ma douleur délire mon corps. Elle est panique, provient de Pan, de cette divinité pastorale portant barbe et cornes parmi les sous-bois, les prés et les ronces. Elle bat la campagne. Elle est suitée de fantômes, de diables et de foules, de singes hurleurs, de cris dans les tympans, de saccades, de stridences et de secousses.
La douleur ramène au pays enfant de la vie alternative, celle, cruellement facile, qui évince les tergiversations comme les nuances, celle des « oui ou non », des « noir ou blanc », des « loup, y es-tu ? ».