« Peut-être faut-il que ce qui nous rend heureux repose et soit préservé en silence ».
Que ce court roman est beau, empli d'une douceur que le cadre maritime vient amplifier…Les landes sépia des côtes de la mer Baltique, l'île aux oiseaux léchée par les vagues, l'odeur âcre du varech, le village de pêcheurs dominé par le bruit des oiseaux, ces étendues immenses de la mer du nord, aquarelles aux couleurs évanescentes se moirant au gré des nuages, du vent et des marées, la digue offrant une grande étendue verte le long de la mer, seul trait de couleur dans ce paysage monochrome, sertissent de leur écrin sauvage une histoire d'amour entre un étudiant de dix-huit ans et sa jeune professeure d'anglais.
Le roman débute par un moment bien singulier : les élèves et les professeurs du lycée se recueillent. C'est précisément cette professeure d'anglais, Stella Petersen, qui a péri en mer, dans une tempête. Son jeune amant, Christian, est totalement affligé, il fait pour la première fois l'expérience de la perte et du deuil. Ses pensées, pendant cette minute de silence, virevoltent entre le recueillement face à la photo de la femme tant aimée qui fut son premier amour et les souvenirs de leur trop courte idylle où se mêlaient découverte du plaisir et angoisse de l'interdit. Un tel amour, même s'il a dix-huit, est en effet mal accepté dans les sociétés.
La plume feutrée de l'allemand
Siegfried Lenz est pudique, délicate, gracieuse, sobre. Beaucoup de sentiments se devinent dans les silences, ces non-dits lourds de sens. le lecteur n'a aucune envie de connaitre leur intimité, elle se suppose, comme si nous regardions ce couple un peu en retrait, presque sur la pointe des pieds, évocation discrète qui la rend d'autant plus belle et profonde, à l'image de ces paysages austères dont l'incroyable beauté n'a rien de tapageuse.
« Je lui ai retiré son maillot de bain, elle m'a laissé faire, elle m'a aidé, et nous nous sommes aimés là, dans le creux, près des pins ».
Cette plume singulière a le rythme du ressac avec ce va-et-vient incessant entre le présent lors de la cérémonie d'hommage et le passé avec les souvenirs qui assaillent le jeune homme, avec cette alternance entre le « elle » et le « tu », mettant en lumière la façon dont le jeune homme ressasse cette histoire fondatrice qui a le gout amer de l'inachevé.
Pourtant, il faut avouer que cette idylle de quelques semaines entre un étudiant et sa professeure était particulièrement fragile, voire vouée à l'échec. Je me suis demandée à plusieurs reprises si Stella ne jouait pas avec Christian et comment une professeure, aussi jeune et aussi belle soit-elle, pouvait aussi « facilement » succomber ainsi à son étudiant, mesurait-elle l'impact sur la psychologie de celui-ci, les conséquences ? Il faut dire que le jeu de Stella est beaucoup moins clair que celui de Christian, dédié lui entièrement et naïvement à sa passion. Cette femme est belle, énigmatique, insaisissable et a gardé un côté enfant. Sa chaleur le dispute à sa froideur. Mais l'auteur n'est pas à ce niveau de lecture, cela ne l'importe pas, il ne juge pas, ne cherche pas de causes ou de conséquences, il met en valeur uniquement le sentiment amoureux du garçon puis le chagrin de la perte avec délicatesse et pudeur et ne franchit jamais la limite du trivial. La mort tragique de Stella viendra rendre cette histoire d'autant plus pure et éternelle, la transformer en légende à cet âge des sentiments absolus.
« Ce qui est passé a existé et durera, accompagné de la douleur et de la peur qui lui appartient, je chercherai à trouver ce qui est perdu sans retour ».
Une minute de silence est un délicat et touchant roman d'initiation, initiation à l'amour, initiation à la mort, lumière et tragédie tressées de façon indissociable, un roman mélancolique empreint de poésie. L'art de cet auteur, âgé de 82 ans au moment de la rédaction de ce livre, est de toucher un thème délicat sans voyeurisme, sans exubérance, mais avec pudeur et grâce. Avec beaucoup de retenue. C'est un roman qui ne se raconte pas vraiment mais qui se ressent. Surtout si l'on a déjà perdu un amour, un jour…