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Critique de Erik35


POUR UN COUP D'ESSAI...

Tous les lecteurs de Martin Eden ont encore certainement en tête les insurmontables difficultés du héro tragique de ce roman superbe pour se faire publier et ce malgré un travail acharné, allant jusqu'à mettre bicyclette, montre gousset et paletot au Mont-de-Piété afin d'avoir encore quelque subside pour faire expédier ces nouvelles rédigées dans une véritable rage d'écriture tout au long de cette année géniale et maudite à la fois... Et bien, Jack London n'eût guère à puiser très loin dans son imaginaire fébrile et riche pour trouver moult détails de cette vie faite d'incertain, de misère et de création puisque ce fût, à peu de choses près, la sienne tandis qu'il en était à la rédactions des nouvelles qui composèrent, enfin, ce tout premier recueil complet, le Fils du Loup, tiré de sa plume quasi miraculeuse !

Miraculeuse car souvenons-nous que Jack est presque autodidacte ; qu'après avoir subit, accompli, exercé tout un tas de professions et activités ne lui en laissant guère le temps, après avoir décidé, suite à ses quelques mois de vagabondage et de "brûlage de dur" tel qu'il les raconte dans son récit largement autobiographique La Route, qu'il ne demeurerait pas pauvre mais que ce ne serait jamais plus au détriment de sa santé physique ; qu'il rattrapa ainsi en quelques mois de labeur infatigable et surhumain toutes les années d'étude qui lui avait manquées, devenant, entre autre, un boulimique de lecture comme il s'en rencontre peu. Miraculeuse si l'on songe que presque tous les thèmes qu'il aura a coeur -et "à âme" si l'expression existait- de développer, d'illustrer, de creuser, sont déjà présent tout au long de ces neuf nouvelles presque toutes publiées dans le mensuel "The Overland Monthly" au cours de l'année 1899 ( à l'exception de l'ultime, la plus terrible et sans doute la plus tragique, qui fait par ailleurs presque la longueur d'une novella, publiée en janvier 1900 dans le même magazine). En vrac : L'homme face à l'immensité du monde, la grandeur quasi divine et aussi sublime qu'épouvantable du "Wild" (notion excessivement difficile à traduire en français tant c'est l'un des fondements même de la civilisation américaine avec la "frontier" et le "settlement"), l'échec prévisible de l'homme esseulé face aux éléments, la force immanente de la camaraderie et de la solidarité entre les êtres, des relations hommes-femmes bien plus sur un pied d'égalité que ce n'était le cas à l'époque de London, surtout dans un milieu aussi dur et hostile que le Grand Nord canadien.

Tout y est déjà, y compris de ces personnages exemplaires, dont les caractères sont entiers et forts, sans être pour autant manichéens, qui peuvent et savent douter, aussi, mais qui ne laissent jamais le lecteur neutre face à leurs expériences. sage et rude gaillard comme ce Malemute Kid que nous retrouvons au fil des pages -comme passeur ou initiateur d'histoires, de fables, presque malgré lui, bien plus que comme un simple héros classique transcendant les nouvelles dans lesquelles il intervient. Ce sont ces coureurs de bois, ces "voyageurs", ces trappeurs intrépides, ces chercheurs d'or franchement dézingués par ce goût pour le précieux métal. Ce sont les Sitka Charley (un guide métisse intrépide et malin), les Sruff Mackenzie buté comme un âne lorsqu'il décide quelque chose, mais drôle malgré lui dans sa supériorité rusée, audacieuse et brutale de "Fils du Loup", les Prince et Jim Belden, fidèles compagnons de Kid tout autant que braves et vaillants face à l'adversité blanche, les Père Roubeau, prêtre-missionnaire français, tellement malheureux lorsque sa foi, intangible, le pousse à devoir répondre à l'encontre de ce que lui inspire son immense humanité. Ce sont bien sur des femmes, et quelles ! qui pourraient faire ravaler leur fierté mal placée à bien des homme tellement persuadés de leur vaine et futile supériorité de mâle stupide. Unga, la reine d'un îlot des aléoutiennes et femme (d'abord kidnappée puis par choix) d'un pur viking, Ruth, Zarinska, cette "fille du Corbeau" qui prend fait et cause pour son "fils du Loup" d'amant, Madelin encore, douce et belle métisse recueillie par des religieuses, épousant un blanc devenu "Roi de l'Or" et qui lui donne une leçon comme ce dernier ne l'oubliera jamais mais n'ira plus jamais courir après les belles et inaccessibles danseuses de cabaret... Oui, ce sont de sacrées leçon de vie, d'honneur, de beauté, de cruauté vitale parfois, et d'amour que ces portraits féminins présentés par Jack London !

Tout y est, encore, se cachant derrière ce que nous appellerions aujourd'hui une certaine forme de racisme ordinaire, des mots souvent difficiles à lire maintenant de différence entre les supposées races humaines, les blancs étant, bien évidemment, sur le haut du panier et destiné, presque de manière divine, à devoir gouverner toutes les autres. Il ne faut cependant surtout pas s'y tromper : Notre écrivain, engagé auprès des socialistes américains de l'époque, comprend très vite ce que cache cette supposée supériorité de la "race blanche" sur les autres peuples, à commencer sur ces malheureuses peuplades indiennes auxquels les trappeurs et autres chercheurs d'or ont fait découvrir le vice terrible des alcools frelatés, qui leur achètent leurs femmes, le plus souvent à bas prix -lorsqu'ils ne les kidnappent pas tout simplement-, massacrent leurs moyens de subsistance, poussant ainsi ces peuples autochtones à une disparition certaine, à plus ou moins brève échéance. A lire entre les lignes, on comprend très vite que London n'est pas dupe, vraiment pas -Il le prouvera d'ailleurs en publiant, deux petites années plus tard, l'un de ses plus beaux et émouvants recueils (c'est mon strict point de vue) qu'il intitulera Les Enfants du Froid où, en dix nouvelles toutes plus vivifiantes les unes que les autres, il saura montrer sa passion pour les population locales originelles -indienne et inuit- qu'il aura découvertes au cours de son aventure dans le Klondike.

Tout y est enfin, jusqu'à ce style d'une stimulante vivacité, tout à tour très bref ou plus explicite, jamais aussi simple qu'en apparence mais d'une grande élégance de lecture ; Ce sont aussi ces descriptions d'une prodigieuse profondeur, la plupart du temps en quelques coups de pinceaux stylistiques sans aucune lourdeur, de la nature sauvage, de l'élément blanc, des températures inhumaines, de la grande forêt canadienne, du blanc encore, du blanc, sans jamais ressentir la moindre impression de redite, car London est, à sa manière, un peintre par les mots, même s'il ne s'engage jamais dans de pénibles, laborieuses, ou insipides fresques d'un univers qui ne serait destiné qu'à plaire au lecteur paresseux et borné.

Tout est déjà bien là, dans le Fils du Loup, ou peu s'en faut, de ce qui fera de Jack London l'un des plus grands écrivains américains de son siècle -siècle tout juste naissant mais dont il sent déjà l'impérieuse modernité-. Et même s'il n'en est pas encore aux sommets atteint par Croc-Blanc, Martin Eden, le Loup de Mer, le peuple des abîmes et autres Les Mutinés de l'Elseneur ou des recueils de nouvelles ultérieurs (La peste écarlate, Construire un feu, les contes de mers du Sud, etc), on peut sans aucune hésitation affirmer que ce premier recueil d'une trop courte mais fabuleuse carrière est, pour un coup d'essai, un véritable coup de maître !
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