Ce sont de grands remparts couleur de sang à travers lesquels nous passons, avec d’épouvantables cahots, non par une porte, mais par une brèche que les cavaliers indiens de l'Angleterre ont ouverte à coups de mine dans l'épaisseur des ouvrages.
Pékin, de l'autre côté de ce mur, est un peu moins détruit. Les maisons, dans quelques rues, ont conservé leur revêtement de bois doré, leurs rangées de chimères au rebord des toits - tout cela, il est vrai, croulant, vermoulu, ou bien léché par la flamme, criblé de mitraille ; et, par endroits, une populace de mauvaise mine grouille encore là-dedans, vêtue de peaux de mouton et de loques en coton bleu. Ensuite reviennent des terrains vagues, cendres et détritus, où l'on voit errer, ainsi que des bandes de loups, les affreux chiens engraissés à la chair humaine qui, depuis cet été, ne suffisent plus à manger les morts.
Un autre rempart, du même rouge sanglant et une grande porte, ornée de faïences, par où nous allons passer : cette fois, la porte de la "Ville impériale" proprement dite, la porte de la région où l'on était jamais entré - et c'est comme si l'on m'annonçait la porte de l'enchantement et du mystère...
Nous entrons - et ma surprise est grande, car ce n'est pas une ville, mais un bois. C'est un bois sombre, infesté de corbeaux qui croassent partout dans les ramures grises. Les mêmes essences qu'au temple du Ciel, des cèdres, des thuyas, des saules ; arbres centenaires, tous ayant des poses contournées, des formes inconnues à nos pays. Le grésil et la neige fouettent dans leurs vieilles branches, et l'inévitable poussière noire s'engouffre dans les allées, avec le vent.
Il y a aussi des collines boisées, où s'échelonnent parmi les cèdres, des kiosques de faïence, et il est visible, malgré leur grande hauteur, qu'elles sont factices, tant le dessin en est de convention chinoise. Et, dans les lointains, obscurcis de neige et de poussière, on distingue qu'il y a sous bois, çà et là, de vieux palais farouches, aux toits d’émail, gardés par d'horribles monstres en marbre accroupis devant les seuils.
Tout ce lieu cependant est d'une incontestable beauté ; mais combien en même temps il est funèbre, hostile, inquiétant sous le ciel sombre !
Dîné chez le général Frey - qui, à la tête du petit détachement de France, entra le premier, comme chacun sait, au cœur de Pékin, dans la "Ville impériale".
Et il veut bien me conter en détail cette journée magnifique, la prise du "pont de Marbre", son arrivée ensuite dans cette "Ville impériale", dans ce lieu de mystère que je verrai bientôt, et où jamais, avant lui, aucun Européen n'avait pénétré.
Erratum :
Citation de Marc Menonville