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Citations sur Les derniers jours de Pékin (23)

Ce sont deux immenses quadrilatères juxtaposés, ces deux villes murées dont l'ensemble forme Pékin, et l'une, la Tartare, contient en son milieu, dans une autre enceinte de forteresse, cette "Ville jaune" où j'irai demain habiter.
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Dimanche 21 octobre.

Le froid, les ténèbres, la mort, tout ce qui nous oppressait hier au soir s’évanouit dans le matin qui se lève. Le soleil rayonne, chauffe comme un soleil d’été. Autour de nous cette magnificence chinoise, un peu bouleversée, s’éclaire d’une lumière d’Orient.

Et c’est amusant d’aller à la découverte, dans le palais presque caché, qui se dissimule en un lieu bas, derrière des murs, sous des arbres, qui n’a l’air de rien quand on arrive, et qui, avec ses dépendances, est presque grand comme une ville.

Il est composé de longues galeries, vitrées sur toutes leurs faces, et dont les boisures légères, les vérandas, les colonnettes sont peintes extérieurement d’un vert bronze semé de nénufars roses.

On sent qu’il a été construit pour les fantaisies d’une femme ; on dirait même que la vieille Impératrice galante y a laissé, avec ses bibelots, un peu de sa grâce surannée et encore charmeuse.

Elles se coupent à angle droit, les galeries, formant entre elles des cours, des espèces de petits cloîtres. Elles sont remplies, comme des garde-meubles, d’objets d’art entassés, que l’on peut aussi bien regarder du dehors, car tout ce palais est transparent ; d’un bout à l’autre, on voit au travers. Et il n’y a rien pour défendre ces glaces, même la nuit ; le lieu était entouré de tant de remparts, semblait si inviolable, qu’on n’avait songé à prendre aucune précaution.

Au dedans, le luxe architectural de ces galeries consiste surtout en des arceaux de bois précieux, qui les traversent de proche en proche ; ils sont faits de poutres énormes, mais tellement sculptées, fouillées, ajourées, qu’on dirait des dentelles, ou plutôt des charmilles de feuillages noirs se succédant en perspective comme aux allées des vieux parcs.

L’aile que nous habitons devait être l’aile d’honneur. Plus on s’en éloigne, en allant vers le bois où le palais finit, plus la décoration se simplifie. Et on tombe en dernier lieu dans des logements de mandarins, d’intendants, de jardiniers, de domestiques, — tout cela abandonné à la hâte et plein d’objets inconnus, d’ustensiles de culte ou de ménage, de chapeaux de cérémonie, de livrées de cour.

Vient ensuite un jardin clos, où l’on entre par une porte en marbre surchargée de sculptures, et où l’on trouve des petits bassins, de prétentieuses et bizarres rocailles, des alignements de vases en faïence contenant des plantes mortes de sécheresse ou de gelée. Il y a aussi plus loin des jardins fruitiers, où l’on cultivait des kakis, des raisins, des aubergines, des citrouilles et des gourdes — des gourdes surtout, car c’est ici un emblème de bonheur, et l’Impératrice avait coutume d’en offrir une de ses blanches mains, en échange de présents magnifiques, à tous les grands dignitaires qui venaient lui faire leur cour. Il y a des petits pavillons pour l’élevage des vers à soie et des petits kiosques pour emmagasiner les graines potagères, — chaque espèce de semence gardée dans une jarre de porcelaine avec dragons impériaux qui serait une pièce de musée.

Et les sentiers de cette paysannerie artificielle finissent par se perdre dans la brousse, sous les arbres effeuillés du bois où les corbeaux et les pies se promènent aujourd’hui par bandes, au beau soleil d’automne. Il semble que l’Impératrice en quittant la régence — et on sait par quelle manœuvre d’audace elle parvint si vite à la reprendre — ait eu le caprice de s’organiser ici une façon de campagne, en plein Pékin, au centre même de l’immense fourmilière humaine.

Le plus imprévu, dans cet ensemble, c’est une église gothique avec ses deux clochers de granit, un presbytère et une école, — toutes choses bâties jadis par les missionnaires dans des proportions très vastes. Pour créer ce palais, on s’était vu obligé de reculer la limite de la « Ville impériale » et d’englober le petit territoire chrétien ; aussi l’Impératrice avait-elle échangé cela aux Pères lazaristes contre un emplacement plus large et une plus belle église, édifiée ailleurs à ses frais — (contre ce nouveau Peï-Tang où les missionnaires et quelques milliers de convertis ont enduré, cet été, les horreurs d’un siège de quatre mois). Et, en femme d’ordre, Sa Majesté avait utilisé ensuite cette église et ses dépendances pour y remiser, dans d’innombrables caisses, ses réserves de toute sorte. Or, on n’imagine pas, sans l’avoir vu, ce qu’il peut y avoir d’étrangetés, de saugrenuités et de merveilles dans les réserves de bibelots d’une impératrice de Chine !

Les Japonais les premiers ont fourragé là dedans ; ensuite sont venus les cosaques, et en dernier lieu les Allemands, qui nous ont cédé la place. À présent, c’est par toute l’église un indescriptible désarroi ; les caisses ouvertes ou éventrées ; leur contenu précieux déversé dehors, en monceaux de débris, en ruissellements de cassons, en cascades d’émail, d’ivoire et de porcelaine.

Du reste, dans les longues galeries vitrées du palais, la déroute est pareille. Et mon camarade, chargé de débrouiller ce chaos et de dresser des inventaires, me rappelle ce personnage qu’un méchant Génie avait enfermé dans une chambre remplie de plumes de tous les oiseaux des bois, en le condamnant à les trier par espèces : ensemble celles des pinsons, ensemble celles des linots, ensemble celles des bouvreuils… Cependant, il s’est déjà mis à l’étonnante besogne, et des équipes de portefaix chinois, conduits par quelques hommes de l’infanterie de marine, par quelques chasseurs d’Afrique, ont commencé le déblayage.

À cinq cents mètres d’ici, sur l’autre rive du Lac des Lotus, en rebroussant mon chemin d’hier soir, on trouve un second palais de l’Impératrice qui nous appartient aussi. Dans ce palais-là, que personne pour le moment ne doit habiter, je suis autorisé à faire, pendant ces quelques jours, mon cabinet de travail, au milieu du recueillement et du silence, — et je vais en prendre possession ce matin.

Cela s’appelle le palais de la Rotonde. Juste en face du Pont de Marbre, cela ressemble à une forteresse circulaire, sur laquelle on aurait posé des petits miradors, des petits châteaux de faïence pour les fées, — et l’unique porte basse en est gardée nuit et jour par des soldats d’infanterie de marine, qui ont la consigne de ne l’ouvrir pour aucun visiteur.

Quand on l’a franchie, cette porte de citadelle, et que les factionnaires l’ont refermée sur vous, on pénètre dans une solitude exquise. Un plan incliné vous mène, en pente rapide, à une vaste esplanade d’une douzaine de mètres de hauteur, qui supporte les miradors, les kiosques aperçus d’en bas, plus un jardin aux arbres centenaires, des rocailles arrangées en labyrinthe, et une grande pagode étincelante d’émail et d’or.

De partout ici, l’on a vue plongeante sur les palais et sur le parc. D’un côté, c’est le déploiement du Lac des Lotus. De l’autre, c’est la « Ville violette » aperçue un peu comme à vol d’oiseau, c’est la suite presque infinie des hautes toitures impériales : tout un monde, ces toitures-là, un monde d’émail jaune luisant au soleil, un monde de cornes et de griffes, des milliers de monstres dressés sur les pignons ou en arrêt sur les tuiles…

À l’ombre des vieux arbres, je me promène dans la solitude de ce lieu surélevé, pour y prendre connaissance des êtres et y choisir un logis à ma fantaisie.

Au centre de l’esplanade, la pagode magnifique où des obus sont venus éclater, est encore dans un désarroi de bataille. Et la divinité de céans — une déesse blanche qui était un peu le palladium de l’empire chinois, une déesse d’albâtre en robe d’or brodée de pierreries — médite les yeux baissés, calme, souriante et douce, au milieu des mille débris de ses vases sacrés, de ses brûle-parfums et de ses fleurs.

Ailleurs, une grande salle sombre a gardé ses meubles intacts : un admirable trône d’ébène, des écrans, des sièges de toute forme et des coussins en lourde soie impériale, jaune d’or, brochée de nuages.

De tant de kiosques silencieux, celui qui fixe mon choix est posé au bord même de l’esplanade, sur la crête du rempart d’enceinte, dominant le Lac des Lotus et le Pont de Marbre, avec vue sur l’ensemble de ce paysage factice — composé jadis à coups de lingots d’or et de vies humaines pour les yeux las des empereurs.

À peine est-il plus grand qu’une cabine de navire ; mais, sous son toit de faïence, il est vitré de tous côtés ; j’y recevrai donc jusqu’au soir, pour me chauffer, ce soleil des automnes chinois, qui, paraît-il, ne se voile presque jamais. J’y fais apporter, de la salle sombre, une table, deux chaises d’ébène avec leurs soieries jaunes, — et, l’installation ainsi terminée, je redescends vers le Pont de Marbre, afin de regagner le palais du Nord, où m’attend pour déjeuner le capitaine C…, qui est en ce moment mon camarade de rêve chinois.

Et j’arrive à temps là pour voir, avant leur destruction par la flamme, les singulières trouvailles qu’on y a faites ce matin : les décors, les emblèmes et les accessoires du théâtre impérial. Toutes choses légères, encombrantes, destinées sans doute à ne servir qu’un ou deux soirs, et ensuite oubliées depuis un temps indéterminé dans une salle jamais ouverte, qu’il s’agit maintenant de vider, d’assainir pour y loger nos blessés et nos malades. Ce théâtre évidemment devait jouer surtout des féeries mythologiques, se passant aux enfers, ou chez les dieux, dans des nuages : ce qu’il y a là de monstres, de chimères, de bêtes, de diables, en carton ou en papier, montés sur des carcasses de bambou ou de baleine, le tout fabriqué avec un supérieur génie de l’horrible, avec une imagination qui recule les limites extrêmes du cauchemar !…

Les rats, l’humidité, les termites y ont fait d’ailleurs des dégâts irrémédiables, aussi est-il décidé qu’elles périront par le feu, ces figures qui servirent à amuser ou à troubler la rêverie du jeune empereur débauché, somnolent et débile…

Il faut voir alors l’empressement de nos soldats à charrier tout cela dehors, dans la joie et les r
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Autour de nous, l’immense Pékin, qui achève de se repeupler comme aux anciens jours, est très occupé de funérailles. Les Chinois, l’été dernier, s’entre-tuaient dans leur ville ; aujourd’hui ils s’enterrent. Chaque famille a gardé ses cadavres à la maison durant des mois, comme c’est l’usage, dans d’épais cercueils de cèdre qui atténuaient un peu l’odeur des pourritures ; on apportait tous les jours aux morts des repas et des cadeaux, on leur brûlait des cires rouges, on leur faisait des musiques, on leur jouait du gong et de la flûte, dans la continuelle crainte de ne pas leur rendre assez d’honneur, d’encourir leurs vengeances et leurs maléfices. C’est l’époque maintenant de les conduire à leur trou, avec des suites d’un kilomètre de long, avec encore des flûtes et des gongs, d’innombrables lanternes et des emblèmes dorés qui se louent très cher ; on se ruinera ensuite pour les monuments et les offrandes ; on ne dormira plus, de peur de les voir revenir. Je ne sais qui a si bien défini la Chine : « Un pays où quelques centaines de millions de Chinois vivants sont dominés et terrorisés par quelques milliards de Chinois morts. »
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Mon Dieu, le jour où la Chine, au lieu de ses petits régiments de mercenaires et de bandits, lèverait en masse, pour une suprême révolte, ses millions de jeunes paysans tels que ceux que je viens de voir, sobres, cruels, maigres et musclés, rompus à tous les exercices physiques et dédaigneux de la mort, quelle terrifiante armée elle aurait là, en mettant aux mains de ces hommes nos moyens modernes de destruction !… Et vraiment il semble, quand on y réfléchit, que certains de nos alliés aient été imprudents de semer ici tant de germes de haine et tant de besoins de vengeance….
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Très tard la fumée de l’opium nous tient en éveil, dans un état lucide et confus à la fois. Et nous n’avions jamais à ce point compris l’art chinois ; c’est vraiment ce soir, dirait-on, qu’il nous est révélé. D’abord, nous en ignorions, comme tout le monde, la grandeur presque terrible, avant d’avoir connu cette « Ville impériale », avant d’avoir aperçu le palais muré des Fils du Ciel ; et, à cette heure nocturne, dans la galerie surchauffée, au milieu de la fumée odorante épandue en nuage, l’impression qui nous reste des grands temples sombres, des grandes toitures d’émail jaune couronnant l’énormité titanesque des terrasses de marbre, s’exalte jusqu’à de l’admiration subjuguée, jusqu’à du respect et de l’effroi…

Et puis, même dans les mille détails des broderies, des ciselures, dont la profusion ici nous entoure, combien cet art est habile et juste, qui, pour rendre la grâce des fleurs, en exagère ainsi les poses languissantes ou superbes, le coloris violent ou délicieusement pâle, et qui, pour attester la férocité des êtres quels qu’ils soient, voire des moindres papillons ou libellules, leur fait à tous des griffes, des cornes, des rictus affreux et de gros yeux louches !… Elles ont raison, les broderies de nos coussins : c’est cela, les roses, les lotus, les chrysanthèmes ! Et, quant aux insectes, scarabées, mouches ou phalènes, ils sont bien tels que ces horribles petites bêtes peintes en reliefs d’or sur nos éventails de cour…

Dans un anéantissement physique très particulier, qui laisse se libérer l’esprit (à Bénarès, peut-être dirait-on : se dégager le corps astral), tout nous parait facile, amusant, dans ce palais, et ailleurs dans le monde entier. Nous nous félicitons d’être venus habiter la « Ville jaune » à un instant unique de l’histoire de la Chine, à un instant où tout est ouvert et où nous sommes encore presque seuls, libres dans nos fantaisies et nos curiosités. La vie nous semble avoir des lendemains remplis de circonstances intéressantes, et même nouvelles. En causant, nous trouvons des suites de mots, des formules, des images rendant enfin l’inexprimable, l’en-dessous des choses, ce qui n’avait jamais pu être dit. Les désespérances, les grandes angoisses que l’on traînait partout comme le boulet des bagnes, sont incontestablement atténuées.

Quand aux petits ennuis de la minute présente, aux petits agacements, ils n’existent plus… Par exemple, à travers les glaces de la galerie, quand nous apercevons, dans le lointain du palais de verre, un pâle fanal de mauvais aloi qui se promène, nous disons, sans que cela nous agite aucunement :

— Tiens ! encore les voleurs ! Ils doivent pourtant nous voir. Demain il faudra songer à refaire une battue !

Et nous jugeons indifférent, confortable même, que des vitres seules séparent nos coussins, nos soies impériales, du froid, de l’horreur, — des entours où les cadavres, à cette heure tardive, se recouvrent de gelée blanche, dans les ruines.
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Il est presque nuit close, quand je rentre au logis. Les grands brasiers de chaque soir sont allumés déjà dans les fours souterrains, et une douce chaleur commence de monter du sol, à travers l’épaisseur des tapis jaune d’or. On a maintenant des impressions de chez soi, de bien-être et de confortable dans ce palais qui nous avait fait le premier jour un accueil mortel.

Je dîne comme d’habitude à la petite table d’ébène un peu perdue dans la longue galerie aux fonds obscurs, en compagnie de mon camarade le capitaine C…, qui a découvert dans la journée de nouveaux bibelots merveilleux et les a fait momentanément placer ici pour en jouir au moins un soir.
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CHEZ CONFUCIUS

Quand nous sortons de chez ces fantômes de Lamas, une demi-heure de soleil nous reste encore, et nous allons chez Confucius qui habite le même quartier, — la même nécropole pourrait-on dire, — dans un délaissement aussi funèbre.

La grande porte vermoulue, pour nous livrer passage, s’arrache de ses gonds et s’effondre, tandis qu’un hibou, qui dormait par là, prend peur et s’envole. Et nous voici dans une sorte de bois mortuaire, marchant sur l’herbe jaunie d’automne, parmi de vieux arbres à bout de sève.

Un arc de triomphe d’abord se présente à nous dans ce bois : hommage de quelque souverain défunt au grand penseur de la Chine. Il est d’un dessin charmant, dans l’excès même de son étrangeté, sous les trois clochetons d’émail jaune qui le couronnent de leurs toits courbes, ornés de monstres à tous les angles. Il ne se relie à rien. Il est posé là comme un bibelot précieux que l’on aurait égaré parmi des ruines. Et sa fraîcheur surprend, au milieu du délabrement de toutes choses. De près, cependant, on s’aperçoit de son grand âge, à je ne sais quel archaïsme de détails et quelle imperceptible usure ; mais il est composé de matériaux presque éternels, où même la poussière des siècles ne saurait avoir prise, sous ce climat sans pluie : marbre blanc pour la base, faïence ensuite jusqu’au sommet, — faïence jaune et verte, représentant, en haut relief, des feuilles de lotus, des nuages et des chimères.

Plus loin, une grande rotonde, qui accuse une antiquité extrême, nous apparaît couleur de terre ou de cendre, entourée d’un fossé où meurent des lotus et des roseaux. Cela, c’était un lieu pour les sages, une retraite où ils venaient méditer sur la vanité de la vie, et ce large fossé avait pour but de l’isoler, d’y faire plus de silence.

On y accède par la courbe d’un pont de marbre dont les balustres ébauchent vaguement des têtes de monstres. À l’intérieur, c’est la décrépitude, l’abandon suprêmes ; tout semble déjeté, croulant, et la voûte, encore dorée, est pleine de nids d’oiseaux. Il y reste une chaire, jadis magnifique, avec un fauteuil et une table. Sur toutes ces choses, on dirait qu’on a semé à pleines pelletées une sorte de terre très fine, dont le sol est aussi recouvert ; les pas s’enfoncent et s’assourdissent dans cette terre-là, qui est répandue partout en couche uniforme, — et sous laquelle on s’aperçoit bientôt que des tapis subsistent encore ; ce n’est cependant que de la poussière, accumulée depuis des siècles, l’épaisse et la continuelle poussière que souffle sur Pékin le vent de Mongolie.

En cheminant un peu dans l’herbe flétrie, sous les vieux arbres desséchés, on arrive au temple lui-même, précédé d’une cour où de hautes bornes de marbre ont été plantées. On dirait tout à fait un cimetière, cette fois, — et pourtant les morts n’habitent point sous ces stèles, qui sont seulement pour glorifier leur mémoire. Philosophes qui, dans les siècles révolus, illustrèrent ce lieu par leur présence et leurs rêveries, profonds penseurs à jamais ténébreux pour nous, leurs noms revivent là gravés, avec quelques-unes de leurs pensées les plus transcendantes.

De chaque côté des marches blanches qui mènent au sanctuaire, sont rangés des blocs de marbre en forme de tam-tam, — objets d’une antiquité à donner le vertige, sur lesquels des maximes, intelligibles seulement pour quelques mandarins très érudits, ont été inscrites jadis en caractères chinois primitifs, en lettres contemporaines et sœurs des hiéroglyphes de l’Égypte.

C’est ici le temple du détachement, le temple de la pensée abstraite et de la spéculation glacée. On est saisi dès l’abord par sa simplicité absolue, à laquelle jusqu’ici la Chine ne nous avait point préparés. Très vaste, très haut de plafond, très grandiose et d’un rouge uniforme de sang, il est magnifiquement vide et supérieurement calme. Colonnes rouges et murailles rouges, avec quelques discrets ornements d’or, voilés par le temps et la poussière. Au milieu, un bouquet de lotus géants dans un vase colossal, et c’est tout. Après la profusion, après la débauche d’idoles et de monstres, le pullulement de la forme humaine ou animale dans les habituelles pagodes chinoises, cette absence de toute figure cause un soulagement et un repos.

Dans des niches alignées contre les murs, des stèles, rouges comme ce lieu tout entier, sont consacrées à la mémoire de personnages plus éminents encore que ceux de la cour d’entrée, et portent des sentences qu’ils énoncèrent. Et la stèle de Confucius lui-même, plus grande que les autres, plus longuement inscrite, occupe la place d’honneur, au centre du panthéon sévère, posée comme sur un autel.

À proprement dire, ce n’est point un temple, puisqu’on n’y a jamais fait ni culte ni prière ; une sorte d’académie plutôt, une salle de réunion et de froides causeries philosophiques. Malgré tant de poussière et d’apparent abandon, les nouveaux élus de l’Académie de Pékin (infiniment plus que la nôtre, conservatrice de formes et de rites, on m’accordera bien cela) sont tenus encore, paraît-il, d’y venir faire une retraite et tenir une conférence.

En plus des maximes de renoncement et de sagesse inscrites du haut en bas de sa stèle, Confucius a légué à ce sanctuaire quelques pensées sur la littérature, que l’on a gravées en lettres d’or, de manière à former çà et là des tableaux accrochés aux murailles.

Et en voici une que je transcris à l’intention de jeunes érudits d’occident, préoccupés surtout de classifications et d’enquêtes. Ils y trouveront une réponse vénérable et plus de deux fois millénaire à l’une de leurs questions favorites :

« La Littérature de l’avenir sera la littérature de la pitié. »


Il est près de cinq heures quand nous sortons de ces temples, de ces herbes et de ces ruines, et le triste soleil rose d’automne achève de décliner là-bas derrière l’immense Chine, du côté de l’Europe lointaine. Je me sépare alors de mes compagnons du jour, car ils habitent, eux, le quartier des Légations, dans le sud de la « Ville tartare », et moi, c’est dans la « Ville impériale », fort loin d’ici.

À travers les dédales et les solitudes de Pékin, j’ignore absolument le chemin à suivre pour sortir de ces lieux morts où nous venons de passer la journée et où jamais je n’étais venu. J’ai pour guide un « mafou » que l’on m’a prêté (en français : un piqueur). Et je sais seulement que je dois faire plus d’une lieue avant d’atteindre mon gîte somptueux et désolé.

Mes compagnons partis, je chemine un moment encore au milieu du silence des vieilles rues sans habitants pour arriver bientôt dans des avenues larges, qui paraissent sans fin, et où commencent à grouiller des robes de coton bleu et des faces jaunes à longue queue. De petites maisons toutes basses, toutes maussades et grises, s’en vont à l’interminable file de chaque côté des chaussées, où les pas des chevaux dans la terre friable et noire soulèvent d’infects nuages.

Si basses les maisons et si larges les avenues, que l’on a sur la tête presque toute l’étendue du ciel crépusculaire. Et, tant le froid augmente vite à la tombée du jour, il semble que, de minute en minute, tout se glace.

Parfois le grouillement est compact autour des boutiques où l’on vend à manger, dans la fétidité qu’exhalent les boucheries de viande de chien ou les rôtisseries de sauterelles. Mais quelle bonhomie, en somme, chez tous ces gens de la rue, qui, au lendemain des bombardements et des batailles, me laissent passer sans un regard de malveillance ! Qu’est-ce que je ferais pourtant, avec mon « mafou » d’emprunt et mon revolver, si ma figure allait ne pas leur convenir ?

Ensuite, on se retrouve isolés, pour un temps, parmi les décombres, au milieu de la désolation des quartiers détruits.

D’après l’orientation du couchant d’or pâle, je crois voir que la route suivie est bonne ; si cependant il n’avait pas compris où j’ai l’intention de me rendre, mon mafou, comme il ne parle que chinois, je me trouverais fort au dépourvu.
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AU TEMPLE DES LAMAS

Le temple des Lamas, le plus vieux sanctuaire de Pékin et l’un des plus singuliers du monde, contient à profusion des merveilles d’ancienne orfèvrerie chinoise et d’inestimables bibliothèques.

On l’a très peu vu, ce temple précieux, bien qu’il ait duré des siècles. Avant l’invasion européenne de cette année, l’accès en était strictement interdit aux « barbares d’Occident ». Et depuis que les alliés sont maîtres de Pékin, on n’y est guère allé non plus ; il a pour sauvegarde sa situation même, contre l’angle de la muraille tartare, dans une partie tout à fait morte de cette ville — qui se meurt de siècle en siècle, par quartiers, comme se dessèchent branche par branche les vieux arbres.

Quand j’y viens aujourd’hui en pèlerinage avec les membres de la légation de France, nous y pénétrons tous pour la première fois de notre vie.

Pour nous y rendre, sous le vent glacé et l’éternelle poussière, nous avons d’abord traversé le « marché de l’Est », trois ou quatre kilomètres d’un Pékin insolite et lamentable, un Pékin de crise et de déroute, où tout se vend par terre, étalé sur les immondices et sur la cendre. À la guenille et à la ferraille se mêlent d’introuvables choses, que des générations de mandarins s’étaient pieusement transmises ; les vieux palais détruits ont vomi là, comme les maisons de pauvres, leur plus étonnant contenu séculaire ; des débris sordides et des débris merveilleux ; à côté d’une loque empestée, un bibelot de trois mille ans. Le long des maisons, à perte de vue, pendent à des clous des défroques de morts et de mortes, formant une boutique à la toilette extravagante et sans fin ; des fourrures opulentes de Mongolie, volées chez des riches ; des costumes clinquants de courtisane, ou des robes en soies lourdes et magnifiques, ayant appartenu à des grandes dames disparues. La populace chinoise — qui aura cent fois plus fait que l’invasion des alliés pour le pillage, l’incendie et la destruction de Pékin, — la basse populace uniformément sale, en robe de coton bleu, avec de mauvais petits yeux louches, grouille, pullule là dedans, innombrable et pressée, soulevant la poussière et les microbes en tourbillons noirs. Et d’ignobles drôles à longue queue circulent au milieu de la foule, offrant pour quelques piastres des robes d’hermine ou des renards bleus, des zibelines admirables, dans la hâte de s’en défaire et la peur d’être pris.


Cependant le silence se fait par degrés, à mesure que nous approchons du but de notre course ; aux rues agitées, aux rues encombrées, succèdent peu à peu les rues mortes de vieillesse, où il n’y a plus de passants ; l’herbe verdit au seuil des portes et on voit, au-dessus des murs abandonnés, monter des arbres aux branches noueuses comme de vieux bras.

Nous mettons pied à terre devant un portail croulant, qui semble donner sur un parc pour promenades de fantômes, — et c’est, cela, l’entrée du temple.

Quel accueil nous fera-t-on dans cet enclos de mystère ? Nous n’en savons rien, et d’abord il n’y a personne pour nous recevoir.

Mais le chef des lamas parait bientôt, avec des saluts, apportant ses clefs, et nous le suivons à travers le petit parc funèbre.

Robe violette et chevelure rasée, figure de vieille cire, à la fois souriante, épeurée et hostile, il nous conduit à un second portail ouvrant sur une immense cour dallée de pierres blanches, que les premiers bâtiments du temple entourent de leurs murs compliqués, fouillés, de leurs toits courbes et griffus, de leurs masses inquiétantes et hermétiquement fermées, — tout cela couleur d’ocre et de rouille, avec des reflets d’or jetés sur le haut des tuiles par le triste soleil du soir.

La cour est déserte, et l’herbe des ruines, il va sans dire, croît entre ses dalles. Et sur des estrades de marbre blanc, devant les portes closes de ces grands temples rouillés par les siècles, sont rangés des « moulins-à-prières » sortes de troncs de cône en bronze gravés de signes secrets, que l’on fait tourner, tourner, en murmurant des paroles inintelligibles pour les hommes de nos jours…

Dans la vieille Asie, notre aïeule, il m’est arrivé de pénétrer au fond de bien des sanctuaires sans âge, et de frémir d’une angoisse essentiellement indéfinissable, devant des symboles au sens depuis des siècles perdu. Mais cette sorte d’angoisse-là jamais ne s’était compliquée d’autant de mélancolie que ce soir, par ce vent froid, dans la solitude, dans le délabrement de cette cour, sur ces pavés blancs et ces herbes, entre ces mystérieuses façades couleur d’ocre et de rouille, devant la muette rangée de ces moulins-à-prière.


De jeunes lamas, venus sans bruit comme des ombres, apparaissent l’un après l’autre derrière nous ; même des enfants lamas, — car on commence de les instruire tout petits dans ces rites millénaires que personne ne comprend plus.

Ils sont jeunes, mais ils n’ont aucune jeunesse d’aspect ; la sénilité est sur eux, irrémédiable, avec je ne sais quelle hébétude mystique ; leurs regards ont l’air de venir du fond des siècles et de s’être ternis en route. Pauvreté ou renoncement, leurs robes jaunes ne sont plus que des loques décolorées, sur leurs maigres corps. On les dirait tous, costumes et visages, saupoudrés de la cendre du temps, comme leur culte et comme leur sanctuaire.

Ils veulent bien nous montrer, dans ces grands bâtiments aujourd’hui anéantis, tout ce que nous désirons voir, — et on commence par les salles d’étude, où se sont lentement formées tant de générations de prêtres figés et obscurs.

En y regardant de près, on s’aperçoit que toutes ces murailles, à présent couleur de métal oxydé, ont été jadis chamarrées de dessins éclatants, de laques et de dorures ; pour les unifier ainsi dans des tons de vieux bronze, il a fallu une suite indéfinie d’étés brûlants et d’hivers glacés, avec toujours cette poussière, cette poussière incessante, soufflée sur Pékin par les déserts de Mongolie.

Elles sont très sombres, leurs salles d’étude, — et le contraire nous eût surpris ; cela explique d’ailleurs leurs yeux bombés dans leurs paupières fanées. Très sombres, mais immenses, somptueuses encore malgré la décrépitude, et conçues dans des proportions grandioses, comme tous les monuments anciens de cette ville, qui fut en son temps la plus magnifique du monde. Les hauts plafonds, où s’enroulent des chimères d’or, sont soutenus par des colonnes de laque. Les petits sièges pour les étudiants, les petits pupitres sculptés s’alignent par centaines, usés, rongés, déformés sous les frottements humains. Des dieux en robe dorée, assis dans les coins, brillent de reflets atténués. Des tentures murales, d’un travail ancien et sans prix, représentent, parmi des nuages, les béatitudes des paradis du Néant. Et les bibliothèques débordent de manuscrits, les uns ayant forme de livres, les autres en grands rouleaux, enveloppés dans des soies éteintes.

On nous montre ensuite un premier temple, — et c’est un chatoiement d’ors aussitôt que la porte s’ouvre. Des ors discrets, ayant ces tons chauds et un peu rouges que les laques prennent au cours des siècles. Trois autels d’or, où trônent, au milieu d’une pléiade de petits dieux d’or tous pareils entre eux, trois grands dieux d’or aux paupières baissées. Toutes pareilles aussi, en leur raideur archaïque, les gerbes de fleurs d’or plantées dans les vases d’or qui s’alignent devant ces autels. Du reste, la répétition, la multiplication obstinée des mêmes choses, des mêmes attitudes et des mêmes visages est un des caractères de l’art immuable des pagodes. Ainsi que dans tous les temples d’autrefois, il n’y a aucune ouverture pour la lumière ; seules, les lueurs glissées dans l’entre-bâillement des portes éclairent par en-dessous le sourire des grandes idoles assises et l’enlacement des chimères qui se contournent dans les nuages du plafond. Rien n’a été touché, rien n’a été enlevé, pas même les cloisonnés admirables où brûlent des baguettes parfumées ; évidemment on a ignoré ce lieu, on y est à peine venu.

Derrière ce temple, derrière ses dépendances poussiéreuses et déjà pleines d’ombre, où sont figurés les supplices de l’enfer bouddhique, les lamas nous conduisent dans une seconde cour aux dalles blanches, en tout semblable à la première ; même délabrement et même solitude, entre les mêmes murailles aux nuances de cuivre et de rouille.

Après cette seconde cour, un second temple, tellement identique au premier, tellement, qu’on se demande si on n’est pas le jouet de quelque illusion, dans ce domaine des Esprits étranges : mêmes figures et mêmes sourires, aux mêmes places ; mêmes bouquets dorés dans des vases d’or ; reproduction patiente et servile des mêmes magnificences.

Après ce second temple, une troisième cour, encore pareille aux deux autres, avec un troisième temple qui se dresse au fond, pareil aux deux premiers ! Toute pareille, cette cour, avec la même herbe de cimetière entre ses dalles usées. Mais le soleil plus bas n’éclaire plus que le faîte extrême des toits de faïence, les mille petits monstres d’émail jaune qui ont l’air de se poursuivre sur la courbure des tuiles. On frissonne de froid, le vent devenu plus âpre. Et les pigeons qui nichent aux corniches sculptées s’agitent déjà pour leur couchage, tandis que s’éveillent des hiboux silencieux qui commencent à tournoyer.

Ainsi que nous l’attendions, ce dernier temple — le plus caduc peut-être, le plus déjeté et le plus vermoulu — ne présente que la répétition obsédante des deux autres, — sauf pourtant l’idole du centre qui, au lieu d’être assise et de taille humaine, surgit debout, géante, imprévue et presque effroyable. Les plafonds d’or, coupés pour la laisser passer, lui arrivent à mi-jambe, et elle monte toute droite sous une espèce de clocher doré, qui la lient par trop étroitement emboîtée. Pour voir son visage, il faut s’approcher tout contre les autels, et lever la tête au milieu des brûle-parfums et des rigides fleurs : on dirait alors un
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Mardi 23 octobre.

Il a gelé plus fort cette nuit, et le sol des cours est couvert de petits cristaux blancs quand nous commençons, dans les galeries et les dépendances du palais, nos explorations de chaque matin.

Tout ce qui fut jadis logements de missionnaires lazaristes ou salles d’école est bondé de caisses ; il y a là des réserves de soie et des réserves de thé ; il y a aussi des amas de vieux bronzes, vases ou brûle-parfums, empilés jusqu’à hauteur d’homme.

Mais c’est encore l’église qui demeure la mine la plus extraordinaire, la caverne d’Ali-Baba, la plus remplie. Outre les objets anciens apportés de la « Ville violette », l’Impératrice y avait fait entasser tous les cadeaux reçus, il y a deux ans, pour son jubilé. (Et le défilé des mandarins qui, en cette occasion, apportèrent des présents à la souveraine avait, parait-il, une lieue de longueur et dura toute une journée.)

Dans la nef, dans les bas-côtés, les monceaux de caisses et de boîtes s’élèvent jusqu’à mi-hauteur des colonnes. Malgré les bouleversements, malgré les pillages faits à la hâte par ceux qui nous ont précédés ici, Chinois, Japonais, soldats allemands ou russes, il reste encore des merveilles. Les plus énormes coffres, ceux d’en dessous, préservés par leur lourdeur même et par les amas de choses qui les recouvraient, n’ont même pas été ouverts. On s’est attaqué plutôt aux innombrables bibelots posés par-dessus, et enfermés pour la plupart dans des guérites de verre ou des écrins de soie jaune : bouquets artificiels en agate, en jade, en corail, en lapis ; pagodes et paysages tout bleus, en plumes de martin-pêcheur prodigieusement travaillées ; pagodes et paysages en ivoire, avec des milliers de petits bonshommes ; œuvres de patience chinoise, ayant coûté des années de travail, et aujourd’hui brisées, crevées à coups de baïonnette, les débris de leurs grandes boîtes de verre jonchant le sol et craquant sous les pas.

Les robes impériales, en lourde soie, brochées de dragons d’or, traînent par terre, parmi les cassons de toute espèce. On marche dessus ; on marche sur des ivoires ajourés, sur des vitres, des broderies, des perles.

Il y a des bronzes millénaires, pour les collections d’antiquités de l’Impératrice ; il y a des paravents que l’on dirait sculptés et brodés par les génies et les fées ; il y a des potiches anciennes, des cloisonnés, des craquelés, des laques. Et certaines caisses en dessous, portant l’adresse d’empereurs défunts depuis un siècle, renferment encore des présents qui étaient venus pour eux des provinces éloignées et que personne n’avait jamais pris la peine de déballer. La sacristie enfin de l’étonnante cathédrale contient, dans des séries de cartons, tous les somptueux costumes pour les acteurs du théâtre de l’Impératrice, avec leurs coiffures à la modo des vieux temps chinois.

Cette église, emplie de richesses païennes, a gardé là-haut ses orgues, muettes depuis quelque trente ans. Et nous montons, mon camarade et moi, dans la tribune, pour faire à nouveau résonner sous la voûte des chants de Bach ou d’Hændel, tandis qu’en bas nos chasseurs d’Afrique, enfoncés jusqu’aux genoux dans les ivoires, dans les soies, dans les costumes de cour, continuent de travailler au déblayement.


Vers dix heures ce matin, par les sentiers du grand bois impérial, qu’habitent en ces jours d’abomination les chiens, les pies et les corbeaux, je m’en vais, de l’autre côté de la « Ville violette », visiter le « Palais des ancêtres », gardé aujourd’hui par notre infanterie de marine, et qui était le saint des saints, le panthéon des empereurs morts, le temple dont on n’approchait même pas.

C’est dans une région particulièrement ombreuse ; en avant de la porte d’entrée, les arcs de triomphe laqués de vert, de rouge et d’or, tourmentés et légers sur des pieds frêles, s’emmêlent aux ramures sombres : les énormes cèdres, les énormes cyprès tordus de vieillesse abritent et font verdir les monstres de marbre accroupis devant le seuil.

Une fois franchie la première enceinte, on en trouve naturellement une seconde. Toujours à l’ombre froide des vieux arbres, les cours se succèdent, magnifiquement funèbres, pavées de larges dalles entre lesquelles pousse une herbe de cimetière ; chacun des cèdres, chacun des cyprès qui jette là son obscurité est entouré à la base d’une ceinture de marbre et semble sortir d’une corbeille sculptée. Tout est saupoudré de milliers de petites aiguilles résineuses qui éternellement tombent des branches. Des brûle-parfums géants, en bronze terni par les siècles, posent sur des socles, avec des emblèmes de mort.

Les choses, ici, portent un sceau jamais vu de vétusté et de mystère. Et c’est bien un lieu unique, hanté par des mânes d’empereurs chinois.

Sur les côtés, des temples secondaires, dont les murailles de laque et d’or ont pris avec le temps des nuances de vieux cuir de Cordoue, renferment les pièces démontées des énormes catafalques, et les emblèmes, les objets sacrés pour l’accomplissement des rites funéraires. Là, tout est incompréhensible et d’aspect effroyable ; on se sent profondément étranger à l’énigme des formes et des symboles.

Enfin, dans la dernière cour, sur une terrasse de marbre blanc, où sont postées en faction des biches de bronze, le palais des Ancêtres dresse sa façade aux ors ternis et sa haute toiture de faïence jaune.
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Dimanche 22 octobre.

Des équipes de Chinois — parmi lesquels on nous a prévenus qu’il y a des espions et des Boxers — entretenant dans notre palais le feu de deux fours souterrains, nous ont chauffés toute la nuit par en dessous, plutôt trop. À notre réveil d’ailleurs, c’est comme hier une illusion d’été, sous nos légères vérandas, aux colonnettes vertes peinturlurées de lotus roses. Et un soleil tout de suite brûlant monte et rayonne sur le pèlerinage presque macabre que je vais faire à cheval, vers l’Ouest, en dehors de la « Ville tartare », à travers le silence de faubourgs détruits, parmi des ruines et de la cendre.

De ce côté, dans la poussiéreuse campagne, étaient des cimetières chrétiens qui, même en 1860, n’avaient pas été violés par la populace jaune. Mais cette fois on s’est acharné contre ces morts, et c’est là partout le chaos et l’abomination ; les plus vieux ossements, les restes des missionnaires qui dormaient depuis trois siècles, ont été déterrés, concassés, pilés avec rage, et puis jetés au feu afin d’anéantir, suivant la croyance chinoise, ce qui pouvait encore y rester d’âme. — Et il faut être un peu au courant des idées de ce pays pour comprendre l’énormité de cette suprême insulte, faite du même coup à toutes nos races occidentales.

Il était singulièrement somptueux, ce cimetière des Pères Jésuites, qui furent jadis si puissants auprès des empereurs Célestes, et qui empruntaient pour leurs propres tombes les emblèmes funéraires des princes de la Chine. La terre est jonchée à présent de leurs grands dragons de marbre, de leurs grandes tortues de marbre, de leurs hautes stèles enroulées de chimères ; on a renversé, brisé toutes ces sculptures, brisé aussi les lourdes pierres des caveaux, et profondément retourné le sol.

Un plus modeste enclos, près de celui-là, recevait depuis de longues années les morts des légations européennes. Il a subi la même injure que le beau cimetière des Jésuites : on a fouillé toutes les fosses, broyé tous les cadavres, violé même de petits cercueils d’enfant. Quelques débris humains, quelques morceaux de crâne ou de mâchoires traînent encore par terre, avec les croix renversées. Et c’est une des plus poignantes désolations qui se soient jamais étalées devant mes yeux au soleil d’un radieux matin.

Tout à côté demeuraient des bonnes Sœurs, qui tenaient une école de petites Chinoises : il ne reste plus de leurs modestes maisons qu’un amas de briques et de cendres ; on a même arraché les arbres de leurs jardins pour les repiquer la tête en bas ; par ironie.

Et voici à peu près leur histoire.

Elles étaient seules, la nuit où un millier de Boxers vinrent hurler à la mort sous leurs murs, en jouant du gong ; alors elles se mirent en prières dans leur chapelle pour attendre le martyre. Cependant les clameurs s’apaisèrent, et quand le jour se leva, les alentours étaient vides ; elles purent se sauver à Pékin et s’abriter dans l’enclos de l’évêché, emmenant le troupeau épouvanté de leurs petites élèves. Lorsqu’on demanda par la suite aux Boxers : « Comment n’êtes-vous pas entrés pour les tuer ? » Ils répondirent : « C’est que nous avons vu tous les murs du couvent se garnir de tête de soldats et de canons de fusil. » Elles ne durent la vie qu’à cette hallucination des tortionnaires.

Les puits de leurs jardins dévastés remplissent aujourd’hui le voisinage d’une odeur de mort. C’étaient trois grands puits ouverts, larges comme des citernes, fournissant une eau si pure qu’on l’envoyait de loin chercher pour le service des légations. Les Boxers les ont comblés jusqu’à la margelle avec les corps mutilés des petits garçons de l’école des Frères et des familles chrétiennes d’alentour. Les chiens tout de suite sont venus manger à même l’horrible tas, qui montait au niveau du sol ; mais il y en avait trop ; aussi beaucoup de cette chair est-elle restée, se conservant dans la sécheresse et dans le froid, — et montrant encore des stigmates de supplice. Telle pauvre cuisse a été zébrée de coupures, comme ces entailles faites sur les miches de pain par les boulangers. Telle pauvre main n’a plus d’ongles. Et voici une femme à qui l’on a tranché, avec quelque coutelas, une partie intime de son corps pour la lui mettre dans la bouche, où les chiens l’ont laissée entre les mâchoires béantes… On dirait du sel, sur ces cadavres, et c’est de la gelée blanche qui n’a pas fondu dans les affreux replis d’ombre. Le soleil cependant, l’implacable et clair soleil, détaille les maigreurs, les saillies d’os, exagère l’horreur des bouches ouvertes, la rigidité des poses d’angoisse et des contournements d’agonie.

Pas un nuage aujourd’hui ; un ciel profond et pâle, d’où tombe une étincelante lumière. — Et il en sera ainsi tout l’hiver, paraît-il, même pendant les plus grands froids, les temps sombres, — les pluies, les neiges étant à Pékin des exceptions très rares.

Après notre bref déjeuner de soldats, servi dans les précieuses porcelaines, au milieu de la longue galerie vitrée, je quitte notre « palais du Nord » pour m’installer au travail, sur l’autre rive, dans ce kiosque dont j’ai fait choix hier matin. Il est environ deux heures ; un vrai soleil d’été, dirait-on, rayonne sur mon chemin solitaire, sur les blancheurs du Pont de Marbre, sur les vases du lac et sur les cadavres qui dorment parmi les feuilles gelées des lotus.

À l’entrée du palais de la Rotonde, les hommes de garde m’ouvrent et referment derrière moi, sans me suivre, les battants de laque rouge. Je gravis le plan incliné qui mène à l’esplanade, et me voici seul, largement seul, dans le silence de mon jardin suspendu et de mon palais étrange.

Pour se rendre à mon cabinet de travail, il faut passer par d’étroits couloirs aux fines boiseries, qui se contournent dans la pénombre, entre de vieux arbres et des rocailles très maniérées. Ensuite, c’est le kiosque inondé de lumière ; le beau soleil tombe sur ma table, sur mes sièges noirs et mes coussins jaune d’or ; le beau soleil mélancolique d’octobre illumine et chauffe ce réduit d’élection, où l’Impératrice, paraît-il, aimait venir s’asseoir et contempler de haut son lac tout rose de fleurs.

Contre les vitres, les derniers papillons, les dernières guêpes battent des ailes, prolongés par cette chaleur de serre. Devant moi, s’étend ce grand lac impérial, que le Pont de Marbre traverse ; sur les deux rives, des arbres séculaires lui font comme une ceinture de forêt, d’où s’élèvent des toits compliqués de palais ou de pagodes, qui sont de merveilleux amas de faïences. Comme dans les paysages peints sur éventail chinois, il y a, aux tout premiers plans, la mignardise des rocailles, les petits monstres d’émail d’un kiosque voisin, et, tranchant sur les lointains clairs, des branches noueuses qui retombent de quelque vieux cèdre.

Je suis seul, largement et délicieusement seul, et très haut perché, parmi des splendeurs dévastées et muettes, dans un lieu inaccessible dont les abords sont gardés par des sentinelles. Parfois, un cri de corbeau. Ou bien, de loin en loin, le galop d’un cheval, en bas, au pied du rempart où pose mon habitation frêle : quelque estafette militaire qui passe. Autrement rien ; pas un bruit proche pour troubler le calme ensoleillé de ma retraite, pas une surprise possible, pas une visite…

Je travaille depuis une heure, quand un très léger frôlement derrière moi, du côté des petits couloirs d’entrée, me donne le sentiment de quelque discrète et gentille présence, et je me retourne : un chat, qui s’arrête court, une patte en l’air, hésitant, et me regarde bien dans les yeux, avec un air de dire : « Qui es-tu toi ? Et qu’est-ce que tu fais ici ?… »

Je l’appelle tout bas ; il répond par un miaulement plaintif, — et je me remets à écrire, toujours plein de tact avec les chats, sachant très bien que, pour une première entrevue, il n’y a pas à insister davantage.

Un très joli chat, blanc et jaune, qui a l’air distingué, élégant et même grand seigneur.

Un moment après, tout contre ma jambe, le frôlement est renouvelé ; alors je fais descendre avec lenteur, en plusieurs temps, ma main jusqu’à la petite tête veloutée qui, après un soubresaut, se laisse caresser, s’abandonne. C’est fini, la connaissance est faite. — Un chat habitué aux caresses, c’est visible, un familier de l’Impératrice vraisemblablement. Demain et chaque jour, je prierai mon ordonnance de lui apporter une collation froide, prise sur mes vivres de campagne.

Elle finit avec le jour, l’illusion d’été, en ces climats. Le soleil, à l’heure où il s’abaisse, énorme et rouge, derrière le Lac des Lotus, prend tout à coup son air triste de soleil d’hiver, en même temps qu’un frisson passe sur les choses et que, soudainement, tout devient funèbre dans le palais vide. Alors, pour la première fois de la journée, j’entends des pas qui s’approchent, résonnant au milieu du silence sur les dalles de l’esplanade : mes serviteurs, Osman et Renaud, qui viennent me chercher comme ils en ont la consigne ; ce sont d’ailleurs les seuls êtres humains pour qui la porte du rempart, au-dessous de moi, ait reçu l’ordre de s’ouvrir.

Il fait un froid glacial et la buée de chaque soir commence de former nuage sur le Lac des Lotus quand nous retraversons le Pont de Marbre, au crépuscule, pour rentrer chez nous.

Après le souper, par nuit noire, chasse à l’homme, dans les salles et les cours de notre palais. Les précédentes nuits, à travers la transparence des vitrages, nous avions aperçu d’inquiétantes petites lumières — tout de suite éteintes si nous faisions du bruit — circulant dans les galeries inhabitées et un peu lointaines, comme des feux follets. Et la battue de ce soir amène la capture de trois inconnus, arrivés par-dessus les murs avec coutelas et fanal sourd, pour piller dans les réserves impériales : deux Chinois et un Européen, soldat d’une nation alliée. Afin de ne pas susciter d’histoires, on se contente de les mettre dehors, amplement giflés et bâtonnés.
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