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Citations sur Les derniers jours de Pékin (23)

Autour de nous, l’immense Pékin, qui achève de se repeupler comme aux anciens jours, est très occupé de funérailles. Les Chinois, l’été dernier, s’entre-tuaient dans leur ville ; aujourd’hui ils s’enterrent. Chaque famille a gardé ses cadavres à la maison durant des mois, comme c’est l’usage, dans d’épais cercueils de cèdre qui atténuaient un peu l’odeur des pourritures ; on apportait tous les jours aux morts des repas et des cadeaux, on leur brûlait des cires rouges, on leur faisait des musiques, on leur jouait du gong et de la flûte, dans la continuelle crainte de ne pas leur rendre assez d’honneur, d’encourir leurs vengeances et leurs maléfices. C’est l’époque maintenant de les conduire à leur trou, avec des suites d’un kilomètre de long, avec encore des flûtes et des gongs, d’innombrables lanternes et des emblèmes dorés qui se louent très cher ; on se ruinera ensuite pour les monuments et les offrandes ; on ne dormira plus, de peur de les voir revenir. Je ne sais qui a si bien défini la Chine : « Un pays où quelques centaines de millions de Chinois vivants sont dominés et terrorisés par quelques milliards de Chinois morts. »
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Mon Dieu, le jour où la Chine, au lieu de ses petits régiments de mercenaires et de bandits, lèverait en masse, pour une suprême révolte, ses millions de jeunes paysans tels que ceux que je viens de voir, sobres, cruels, maigres et musclés, rompus à tous les exercices physiques et dédaigneux de la mort, quelle terrifiante armée elle aurait là, en mettant aux mains de ces hommes nos moyens modernes de destruction !… Et vraiment il semble, quand on y réfléchit, que certains de nos alliés aient été imprudents de semer ici tant de germes de haine et tant de besoins de vengeance….
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Mais, dans l'un de ces puits, sur cette sorte de croûte humaine qui monte à un mètre du sol, gît le cadavre d'un pauvre bébé chinois – un cadavre tout frais et peut-être à peine raidi. C'est une petite fille sans doute, car pour les filles seulement, les Chinois ont de ces dédains atroces ; nos bonnes Soeurs, le long des chemins, en ramassent ainsi tous les jours, – qu'on a jetées sur des tas de fumier et qui respirent encore. Celle-ci, probablement, a été lancée avant d'être morte, – soit qu'elle fût malade, mal venue, ou de trop dans la famille. Elle gît sur le ventre, les bras en croix terminés par des menottes en poupée. Le nez, d'où le sang a jailli, est collé sur les débris affreux ; un duvet de jeune moineau couvre sa nuque où se promènent les mouches.
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Presque tous [les cadavres] ont gardé leurs souliers, mais ils n'ont plus de chevelure : avec les chiens et les corbeaux, d'autres Chinois sont descendus dans le trou profond et ont scalpé ces morts pour faire des fausses queues. Du reste, les postiches pour hommes étant en honneur à Pékin, tous les cadavres qui gisent dans nos environs ont la natte arrachée avec la peau et laissent voir le blanc de leur crâne.
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Les Boxers d'abord y ont passé ; Les Japonais y sont venus, héroïques petits soldats dont je ne voudrais pas médire, mais qui détruisent et tuent comme autrefois les armées barbares. Encore moins voudrais-je médire de nos amis les Russes ; mais ils ont envoyé ici des cosaques voisins de la Tartarie, des Sibériens à demi Mongols ; tous gens admirables au feu mais entendant encore les batailles à la façon asiatique. Il y est venu de cruels cavaliers de l'Inde, délégués par la Grande-Bretagne. L'Amérique y a lâché ses mercenaires. Et il n'y restait déjà plus rien d'intact quand sont arrivés, dans la première excitation de vengeance contre les atrocités chinoises, les Italiens, les Allemands, les Autrichiens, les Français.
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En y regardant de près, on s'aperçoit que toutes ces murailles, à présent couleur de métal oxydé, ont été jadis chamarrées de dessins éclatants, de laques et de dorures; pour les unifier ainsi dans des tons do vieux bronze, il a fallu une suite indéfinie d'étés brûlants et d'hivers glacés, avec toujours cette poussière, cette poussière incessante, soufflée sur Pékin par les déserts de Mongolie.
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Et c'est curieux de pénétrer dans ces logis abandonnés en hâte et en terreur, au milieu du désarroi des fuites précipitées, parmi les meubles brisés, les vaisselles à terre. Des vêtements, des fusils, des baïonnettes, des livres de balistique, des bottes à semelle de papier, des parapluies et des drogues d'ambulance sont pêle-mêle, en tas devant les portes. Dans les cuisines de la troupe, des plats de riz attendent encore sur les fourneaux, avec des plats de choux et des gâteaux de sauterelles frites.
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Très tard la fumée de l’opium nous tient en éveil, dans un état lucide et confus à la fois. Et nous n’avions jamais à ce point compris l’art chinois ; c’est vraiment ce soir, dirait-on, qu’il nous est révélé. D’abord, nous en ignorions, comme tout le monde, la grandeur presque terrible, avant d’avoir connu cette « Ville impériale », avant d’avoir aperçu le palais muré des Fils du Ciel ; et, à cette heure nocturne, dans la galerie surchauffée, au milieu de la fumée odorante épandue en nuage, l’impression qui nous reste des grands temples sombres, des grandes toitures d’émail jaune couronnant l’énormité titanesque des terrasses de marbre, s’exalte jusqu’à de l’admiration subjuguée, jusqu’à du respect et de l’effroi…

Et puis, même dans les mille détails des broderies, des ciselures, dont la profusion ici nous entoure, combien cet art est habile et juste, qui, pour rendre la grâce des fleurs, en exagère ainsi les poses languissantes ou superbes, le coloris violent ou délicieusement pâle, et qui, pour attester la férocité des êtres quels qu’ils soient, voire des moindres papillons ou libellules, leur fait à tous des griffes, des cornes, des rictus affreux et de gros yeux louches !… Elles ont raison, les broderies de nos coussins : c’est cela, les roses, les lotus, les chrysanthèmes ! Et, quant aux insectes, scarabées, mouches ou phalènes, ils sont bien tels que ces horribles petites bêtes peintes en reliefs d’or sur nos éventails de cour…

Dans un anéantissement physique très particulier, qui laisse se libérer l’esprit (à Bénarès, peut-être dirait-on : se dégager le corps astral), tout nous parait facile, amusant, dans ce palais, et ailleurs dans le monde entier. Nous nous félicitons d’être venus habiter la « Ville jaune » à un instant unique de l’histoire de la Chine, à un instant où tout est ouvert et où nous sommes encore presque seuls, libres dans nos fantaisies et nos curiosités. La vie nous semble avoir des lendemains remplis de circonstances intéressantes, et même nouvelles. En causant, nous trouvons des suites de mots, des formules, des images rendant enfin l’inexprimable, l’en-dessous des choses, ce qui n’avait jamais pu être dit. Les désespérances, les grandes angoisses que l’on traînait partout comme le boulet des bagnes, sont incontestablement atténuées.

Quand aux petits ennuis de la minute présente, aux petits agacements, ils n’existent plus… Par exemple, à travers les glaces de la galerie, quand nous apercevons, dans le lointain du palais de verre, un pâle fanal de mauvais aloi qui se promène, nous disons, sans que cela nous agite aucunement :

— Tiens ! encore les voleurs ! Ils doivent pourtant nous voir. Demain il faudra songer à refaire une battue !

Et nous jugeons indifférent, confortable même, que des vitres seules séparent nos coussins, nos soies impériales, du froid, de l’horreur, — des entours où les cadavres, à cette heure tardive, se recouvrent de gelée blanche, dans les ruines.
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Il est presque nuit close, quand je rentre au logis. Les grands brasiers de chaque soir sont allumés déjà dans les fours souterrains, et une douce chaleur commence de monter du sol, à travers l’épaisseur des tapis jaune d’or. On a maintenant des impressions de chez soi, de bien-être et de confortable dans ce palais qui nous avait fait le premier jour un accueil mortel.

Je dîne comme d’habitude à la petite table d’ébène un peu perdue dans la longue galerie aux fonds obscurs, en compagnie de mon camarade le capitaine C…, qui a découvert dans la journée de nouveaux bibelots merveilleux et les a fait momentanément placer ici pour en jouir au moins un soir.
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CHEZ CONFUCIUS

Quand nous sortons de chez ces fantômes de Lamas, une demi-heure de soleil nous reste encore, et nous allons chez Confucius qui habite le même quartier, — la même nécropole pourrait-on dire, — dans un délaissement aussi funèbre.

La grande porte vermoulue, pour nous livrer passage, s’arrache de ses gonds et s’effondre, tandis qu’un hibou, qui dormait par là, prend peur et s’envole. Et nous voici dans une sorte de bois mortuaire, marchant sur l’herbe jaunie d’automne, parmi de vieux arbres à bout de sève.

Un arc de triomphe d’abord se présente à nous dans ce bois : hommage de quelque souverain défunt au grand penseur de la Chine. Il est d’un dessin charmant, dans l’excès même de son étrangeté, sous les trois clochetons d’émail jaune qui le couronnent de leurs toits courbes, ornés de monstres à tous les angles. Il ne se relie à rien. Il est posé là comme un bibelot précieux que l’on aurait égaré parmi des ruines. Et sa fraîcheur surprend, au milieu du délabrement de toutes choses. De près, cependant, on s’aperçoit de son grand âge, à je ne sais quel archaïsme de détails et quelle imperceptible usure ; mais il est composé de matériaux presque éternels, où même la poussière des siècles ne saurait avoir prise, sous ce climat sans pluie : marbre blanc pour la base, faïence ensuite jusqu’au sommet, — faïence jaune et verte, représentant, en haut relief, des feuilles de lotus, des nuages et des chimères.

Plus loin, une grande rotonde, qui accuse une antiquité extrême, nous apparaît couleur de terre ou de cendre, entourée d’un fossé où meurent des lotus et des roseaux. Cela, c’était un lieu pour les sages, une retraite où ils venaient méditer sur la vanité de la vie, et ce large fossé avait pour but de l’isoler, d’y faire plus de silence.

On y accède par la courbe d’un pont de marbre dont les balustres ébauchent vaguement des têtes de monstres. À l’intérieur, c’est la décrépitude, l’abandon suprêmes ; tout semble déjeté, croulant, et la voûte, encore dorée, est pleine de nids d’oiseaux. Il y reste une chaire, jadis magnifique, avec un fauteuil et une table. Sur toutes ces choses, on dirait qu’on a semé à pleines pelletées une sorte de terre très fine, dont le sol est aussi recouvert ; les pas s’enfoncent et s’assourdissent dans cette terre-là, qui est répandue partout en couche uniforme, — et sous laquelle on s’aperçoit bientôt que des tapis subsistent encore ; ce n’est cependant que de la poussière, accumulée depuis des siècles, l’épaisse et la continuelle poussière que souffle sur Pékin le vent de Mongolie.

En cheminant un peu dans l’herbe flétrie, sous les vieux arbres desséchés, on arrive au temple lui-même, précédé d’une cour où de hautes bornes de marbre ont été plantées. On dirait tout à fait un cimetière, cette fois, — et pourtant les morts n’habitent point sous ces stèles, qui sont seulement pour glorifier leur mémoire. Philosophes qui, dans les siècles révolus, illustrèrent ce lieu par leur présence et leurs rêveries, profonds penseurs à jamais ténébreux pour nous, leurs noms revivent là gravés, avec quelques-unes de leurs pensées les plus transcendantes.

De chaque côté des marches blanches qui mènent au sanctuaire, sont rangés des blocs de marbre en forme de tam-tam, — objets d’une antiquité à donner le vertige, sur lesquels des maximes, intelligibles seulement pour quelques mandarins très érudits, ont été inscrites jadis en caractères chinois primitifs, en lettres contemporaines et sœurs des hiéroglyphes de l’Égypte.

C’est ici le temple du détachement, le temple de la pensée abstraite et de la spéculation glacée. On est saisi dès l’abord par sa simplicité absolue, à laquelle jusqu’ici la Chine ne nous avait point préparés. Très vaste, très haut de plafond, très grandiose et d’un rouge uniforme de sang, il est magnifiquement vide et supérieurement calme. Colonnes rouges et murailles rouges, avec quelques discrets ornements d’or, voilés par le temps et la poussière. Au milieu, un bouquet de lotus géants dans un vase colossal, et c’est tout. Après la profusion, après la débauche d’idoles et de monstres, le pullulement de la forme humaine ou animale dans les habituelles pagodes chinoises, cette absence de toute figure cause un soulagement et un repos.

Dans des niches alignées contre les murs, des stèles, rouges comme ce lieu tout entier, sont consacrées à la mémoire de personnages plus éminents encore que ceux de la cour d’entrée, et portent des sentences qu’ils énoncèrent. Et la stèle de Confucius lui-même, plus grande que les autres, plus longuement inscrite, occupe la place d’honneur, au centre du panthéon sévère, posée comme sur un autel.

À proprement dire, ce n’est point un temple, puisqu’on n’y a jamais fait ni culte ni prière ; une sorte d’académie plutôt, une salle de réunion et de froides causeries philosophiques. Malgré tant de poussière et d’apparent abandon, les nouveaux élus de l’Académie de Pékin (infiniment plus que la nôtre, conservatrice de formes et de rites, on m’accordera bien cela) sont tenus encore, paraît-il, d’y venir faire une retraite et tenir une conférence.

En plus des maximes de renoncement et de sagesse inscrites du haut en bas de sa stèle, Confucius a légué à ce sanctuaire quelques pensées sur la littérature, que l’on a gravées en lettres d’or, de manière à former çà et là des tableaux accrochés aux murailles.

Et en voici une que je transcris à l’intention de jeunes érudits d’occident, préoccupés surtout de classifications et d’enquêtes. Ils y trouveront une réponse vénérable et plus de deux fois millénaire à l’une de leurs questions favorites :

« La Littérature de l’avenir sera la littérature de la pitié. »


Il est près de cinq heures quand nous sortons de ces temples, de ces herbes et de ces ruines, et le triste soleil rose d’automne achève de décliner là-bas derrière l’immense Chine, du côté de l’Europe lointaine. Je me sépare alors de mes compagnons du jour, car ils habitent, eux, le quartier des Légations, dans le sud de la « Ville tartare », et moi, c’est dans la « Ville impériale », fort loin d’ici.

À travers les dédales et les solitudes de Pékin, j’ignore absolument le chemin à suivre pour sortir de ces lieux morts où nous venons de passer la journée et où jamais je n’étais venu. J’ai pour guide un « mafou » que l’on m’a prêté (en français : un piqueur). Et je sais seulement que je dois faire plus d’une lieue avant d’atteindre mon gîte somptueux et désolé.

Mes compagnons partis, je chemine un moment encore au milieu du silence des vieilles rues sans habitants pour arriver bientôt dans des avenues larges, qui paraissent sans fin, et où commencent à grouiller des robes de coton bleu et des faces jaunes à longue queue. De petites maisons toutes basses, toutes maussades et grises, s’en vont à l’interminable file de chaque côté des chaussées, où les pas des chevaux dans la terre friable et noire soulèvent d’infects nuages.

Si basses les maisons et si larges les avenues, que l’on a sur la tête presque toute l’étendue du ciel crépusculaire. Et, tant le froid augmente vite à la tombée du jour, il semble que, de minute en minute, tout se glace.

Parfois le grouillement est compact autour des boutiques où l’on vend à manger, dans la fétidité qu’exhalent les boucheries de viande de chien ou les rôtisseries de sauterelles. Mais quelle bonhomie, en somme, chez tous ces gens de la rue, qui, au lendemain des bombardements et des batailles, me laissent passer sans un regard de malveillance ! Qu’est-ce que je ferais pourtant, avec mon « mafou » d’emprunt et mon revolver, si ma figure allait ne pas leur convenir ?

Ensuite, on se retrouve isolés, pour un temps, parmi les décombres, au milieu de la désolation des quartiers détruits.

D’après l’orientation du couchant d’or pâle, je crois voir que la route suivie est bonne ; si cependant il n’avait pas compris où j’ai l’intention de me rendre, mon mafou, comme il ne parle que chinois, je me trouverais fort au dépourvu.
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