La route sombre

J’ai le devoir envers mes ancêtres de prolonger la lignée familiale. Quand je pense que depuis la nuit des temps les Chinois ont pu procréer en toute liberté… C’est bien ma veine, d’être né dans une époque où les naissances sont contrôlées !

Nuwa, déesse priée par les femmes qui veulent enfanter :

« Elle se souvient que sa grand-mère s'asseyait avec elle sous cet arbre et lui racontait la légende de la déesse Nuwa, la divinité au visage de femme et au corps de serpents qui a créé le monde et l'espèce humaine. Elle lui disait que dans les parages de la montagne de Nuwa se trouve un lac magique, capable de capturer les reflets de la lune. Au début des temps ce lac avait attiré Nuwa, la faisant tomber du ciel. Après avoir arpenté ses berges pendant des mois, Nuwa s'était sentie seule : elle s'était assise et avait modelé avec de la boue jaune du rivage des silhouettes humaines , auxquelles elle donnait vie. Au bout d'un moment, lasse de progresser aussi lentement, elle avait plongé une corde dans une mare de boue et l'avait secouée dans tous les sens, projetant des éclaboussures qui s'étaient transformées sur le sol en une multitude d'êtres humains... »



Quelques trouvailles auxquelles on préfère ne pas croire : les cheveux humains fermentés utilisés dans la composition de la sauce de soja ; les bébés morts ou invendables parce qu'estropiés, vendus aux restaurants ; les cheveux noirs d'une fillette devenus jaunes grâce aux produits toxiques contenus dans l'eau de la rivière ; les poissons de la rivière morts empoisonnées bien rincés, séchés et vendus au marché.

Lorsqu'elle l'a rencontré, âgée de dix-sept ans, elle croyait qu'on se mariait pour la vie et que le gouvernement protégeait le peuple, comme les hommes protégeaient leurs épouses. Mais sitôt le mariage consommé, ces naïves croyances ont volé en éclats . Elle a découvert que les femmes ne sont pas maîtresses de leur propre corps, dont leurs maris et l’État se disputent la possession : les maris pour satisfaire leurs besoins sexuels et engendrer des héritiers mâles (exigence confucianiste : NDR) et l’État pour affermir son pouvoir et faire régner la terreur, en les contrôlant sans arrêt.

Mourir, au fond, c'est juste éteindre la lumière.

Kongzi lève les yeux au plafond et pousse un soupir.
— Le vieux philosophe Laozi disait : « Le bien le plus précieux est pareil à l'eau : il donne vie aux dix mille créatures mais il le fait sans violence. Se répandant dans des lieux que les hommes redoutent, il ressemble au Tao... » Mais cette rivière Xi ne donne pas la vie, ce n'est qu'un cimetière flottant chargé de cadavres, d'ordures et de déchets pollués...
— Les philosophes taoïstes cherchaient à définir des principes susceptibles de gouverner la nature humaine, répond Weiwei. Mais qui s'intéresse aux principes, de nos jours ? A la mort de sa mère, le sage taoïste Zhuangzi s'est mis à battre son tambour et a éclaté de rire. Sa mère s'était éteinte de mort naturelle, aussi pouvait-il prendre la chose avec une certaine sérénité. Mais ma propre mère s'est donné la mort à cause d'un gouvernement qui se désintéresse du sort des malades et des plus démunis. Aussi m'est-il difficile de ne pas céder au désespoir. Depuis le massacre de Tienanmen, ce pays a perdu son âme. L'argent est devenu sa seule religion.

Ces restaurants font mijoter les fœtus avortés pendant six heures dans un bouillon parfumé au ginseng et à l’angélique. Ce potage de fœtus est censé renforcer l’énergie masculine et favoriser les prouesses sexuelles. Vous ne me croyez pas ? Je vous assure, il s’agit d’un mets raffiné et très recherché de nos jours. On le sert parfois à la fin d’un banquet pour impressionner d’importants visiteurs étrangers.

Sa main continue de remonter ce couloir de chair régit par les hommes, et approche à présent de l'entrée, défendue par le Parti communiste. Elle se dit que, neuf ans plus tôt, jamais elle n'aurait osé frapper à cette porte contrôlée par l'État. Elle se sent assez courageuse pour le faire aujourd'hui mais ignore si elle osera le franchir. Pénétrer dans une propriété du gouvernement est un crime. Elle marque une pause et réfléchit un instant. Seul le Parti peut décider quel enfant est autorisé à naître et quel enfant doit mourir : mais du moment qu'elle paiera l'amende nécessaire, Céleste aura le droit de vivre. La Parti aura son argent et elle aura son enfant. Sans doute s'agit-il de ce principe du gagnant-gagnant prôné par le Premier ministre Jiang Zemin. Les jambes déployées comme les ailes d'un canard, elle chasse les mouches de son visage inondé de sueur... (P. 438)

-Allons, madame, achetez donc celui-ci ! Lance un autre marchand chargé d'une grande bassine. Le Wawa nourrit le yin et fortifie le yang. C'est une espèce protégée qui vit uniquement dans les eaux de Yangtze. Nous avons le droit d'en pêcher en ce moment, mais seulement à cause du remue-ménage engendré par la construction du barrage. En temps ordinaire, il est impossible d'en manger.
Il se penche et sort de sa bassine une bête énorme, deux fois plus grosse que celle de son concurrent, dont les pattes s'agitent désespérément et qui ouvre sa large gueule en aspirant l'air.
-Pourquoi on appelle ce poisson Wawa, maman ?
-Parce qu'il pousse ce cri quand il s'accouple, comme un bébé qui pleure.
-Mais il ne ressemble pas à un poisson.
-C'en est un, pourtant. Ne le touche pas, il coûte trop cher.
Meili se souvient d'avoir lu qu'on fait boire de la soupe de Wawa aux femmes qui viennent d'accoucher pour leur redonner des forces et favoriser l'allaitement.
-D'accord, dit-elle, je l'achète.
Mais en cherchant son porte-monnaie dans son sac, elle lève les yeux et aperçoit un slogan écrit en lettres rouges sur un mur barbouillé de sang et d'excréments de poule : MIEUX VAUT DES RIVIERES DE SANG QU'UN ENFANT ILLÉGAL DE PLUS. Prise de panique, elle renonce à son achat, saisit Nannan par la main et se précipite en courant dans une allée transversale, tourne une fois encore à gauche et s'immobilise devant une rangée de bâtiments à moitié détruits.

- Avortements, stérilisations forcées, pose de stérilets ! Où en est arrivé ce pays? Confucius disait que des trois manquements au devoir filiale, le pire consistait à ne pas engendrer de descendant mâle. Et aujourd'hui, deux milles ans plus tard, on l'interdit à moi qui suis son descendant à la soixante-seize génération d'exercer ce devoir sacré !
-Je ne veux pas qu'on m'emmène de force à l'école demain, dit Meili. J'irai me cacher dans la planque.

j'ai découvert l'auteur après avoir entendu une interview de lui à la radio ; livre dur , intense , parfois difficile à accepter cette réalité !