Le Bonheur est pour demain

Alors, l’amour ? Aimer, ce n’est rien ? On partage l’existence et le destin d’un être à qui l’on a tout donné, absolument, totalement. On s’est habitué aux lignes de son visage, à la forme de son corps, à ses manières, à ses habitudes. On a partagé avec lui le lit, l’enfant, les occupations quotidiennes, l’angoisse et l’espoir du futur. On l’a regardé dormir, fumer, sourire, s’enfiévrer pour des causes et désespérer pour d’autres. On a cru le rendre heureux. On croit être au cœur de sa vie… Et on s’aperçoit tout à coup que ce n’est qu’une grande illusion. Le bonheur est ailleurs.

La prison de la tendresse, c’est la pire de toutes. Pour produire, pour écrire, pour faire naître ses personnages, pour composer les œuvres que le public attend de lui, Etienne a besoin de vivre dans une autre sphère, dégagée de la routine, de la mesquinerie, de cette médiocrité sans rêve et sans idéal. Vous lui coupez les ailes, madame. Le public vous en demandera compte.

Pour apporter ma contribution au budget du ménage, je m’étais lancée dans la poterie artisanale. C’était le seul talent que je possédais : modeler l’argile et créer des personnages. Mon grand-père maternel, un Provençal de vieille souche, avait exercé la profession de santonnier. Toute petite, je l’avais vu façonner de ses mains habiles tout un petit monde familier de notre terroir, destiné aux crèches de Noël. Il m’avait initiée à son art et j’avais vécu mon enfance avec le rémouleur, le poissonnier, Berthommieux le simplet, les rois mages et le Ravi, celui qui prie en extase devant la crèche où l’enfant dort sur son lit de paille blonde.

— Madame Sybil Ascain ?
— C’est moi.
Je la reconnaissais. Mais c’était étrange de me trouver si près d’elle, sans la barrière que met la scène ou l’écran entre l’artiste et le public.
La voix était rauque et assurée ; un genre de voix que j’ai dans la mémoire pour l’avoir écoutée avidement. C’est une de ces voix envoûtantes, un peu fabriquée, sensuelle et prenante, douée d’un incontestable pouvoir. Ainsi en parlent les critiques dans les magazines spécialisés.
Sa propriétaire était belle, assurément. Et jeune, bien que les yeux, les célèbres yeux verts qui me scrutaient, me parussent avisés et calculateurs.

Mon univers familier s’est tout à coup désagrégé. Je range chose après chose, en ressassant mon chagrin. L’absence d’Etienne pèse amèrement sur mon cœur. Devant ces valises béantes, j’évoque nos départs en vacances, les premières années, dans la joie des évasions à deux. C’était aux premiers temps de notre séjour ici, il y a cinq ans.
C’est loin, cinq ans ! C’est long et c’est court à la fois. Nous n’avions pas épuisé toutes les joies que je me promettais, tous les projets et tous les rêves. Mon bonheur s’est tout à coup disloqué. Il a éclaté comme une grenade mûre. Une grenade au goût amer.