Tout à l'heure, je n'ai pas voulu raconter les combats autour de Leningrad... En fait, notre unité protégeait les civils qu'on évacuait par camions, sur la glace du lac. Un soir, j'ai vu un fourgon, avec une cinquantaine d'enfants, disparaître dans une trouée ouverte par une bombe. Le lendemain, la glace s'était refaite et les voitures ont repris leur rotation... Depuis, je n'aime pas ces récits de soldats. On enjolive, on décrit des exploits et des victoires. La nouvelle génération écoute, puis se met à rêver de sa propre guerre...
Le pantin, implanté dans nos cerveaux, rendaient chimérique toute idée d'améliorer l'humanité. Les grands médecins de l'âme espéraient extraire ce vibrion qui nous poussait à haïr, à mentir, à tuer. Mais sans lui, le monde n'aurait pas eu d'histoire, ni de guerres, ni de grands hommes.
Il y avait juste le silence ensoleillé de la rive que je longeais
la transparence lumineuse du ciel et le très léger tintement des feuilles qui, saisies par le gel quittaient les branches et se posaient sur le givre du sol avec cette brève sonorité de cristal.
Oui juste la décantation suprême du silence et de la lumière.
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Vu de l’intérieur, tout se confondait dans la même fluidité pâle. Dehors, cette unité éclate – la mer gonfle, explose, se chiffonne de crêtes d’écume, s’enfle dans un rapide mûrissement des
masses d’eau qui exhibent leurs entrailles verdâtres, me fouettent de sel, entraînent le bateau dans un glissement oblique, lui faisant heurter une vague en fuite. Au-dessus de ce chaos, le ciel demeure d’une sérénité impassible, égale dans sa tonalité d’acier, un miroir mat qui reflète ce grain de poussière – notre bateau – perdu au milieu du néant. Le soleil ne s’est pas encore levé et cette clarté sans nuances est celle d’une planète inconnue, recouverte tout entière d’un océan des premiers âges…
Pendant la nuit, le vent avait basculé au nord, solidifiant l’humidité océanique…
J’étais fier de ne pas m’être abaissé à le dénoncer. Pourtant, je savais qu’il ne me pardonnerait pas ce geste d’humanité.
Il avait les yeux d’un bleu éclatant, comme la cassure d’une banquise
Autour de moi, la rivière rythmait sa mélodie, le soleil se brisait en écailles, se calmait en une lente coulée d’or sombre dans une anse.
À l’approche du soir, le ciel s’éclaira, versant une dorure translucide sur la taïga noircie de crachin.
Cela ne me concernait pas. Leur monde ne me concernait pas, car ce n'était qu'un jeu et je n'étais plus un joueur. Pour jouer, il fallait désirer, haïr, avoir peur. Moi, je n'avais plus ces cartes en main. J'étais libre.