Citations sur L'archipel d'une autre vie (228)
"Marcher" dans la taïga est une façon de parler. En réalité, on doit s’y mouvoir avec la souplesse d’un nageur. Celui qui voudrait foncer, casser, forcer un passage s’épuise vite, trahit sa présence et finit par haïr ces vagues de branches, de brande, de broussailles qui déferlent sur lui.
« Et cette femme, Elkan, se disait Gartsev, que j’ai voulu tuer pour mériter un rôle dans la bouffonnerie du monde où, depuis toujours, les hommes vivent en se haïssant. » Plus qu’à leur peur d’être arrêtés, jetés dans un camp, leur exil tenait au refus de participer à ces jeux.
Autour, c'étaient les bombes, la crasse, le sang. Et moi avec plein d'éclats dans le ventre. J'étais en train de mourir, le médecin ne me le cachait pas… Soudain cette petite blouse blanche ! Je la regardais et je me disais : “Ça doit être pareil au paradis, on voit un visage, en est heureux, on n'as plus besoin de rien…” Et puis, j'ai guéri et… De nouveau, j'ai eu besoin de plein de choses. Argent, grades, bouffe, femmes. L'infirmière, je l'ai épousée…
Boutov se figea, tel un taureau sur le point de charger, le rouge montant à son cou. Leur face-à-face, en quelques secondes, révéla la détestation réciproque que pouvaient ressentir un officier ayant vécu le feu des combats et un responsable du contre-espionnage furetant dans les états-majors.
La révélation déchiqueta l'image de victime que je m'étais fabriquée. La vie était bien plus tortueuse. Ses masques grimaçaient, changeaient de caractère, un drame révolutionnaire se muait en une farce de cocuage. Étais-je l'enfant de communistes convaincus tombés sous le coup d'un terroriste ? Ou bien le fils d'un coureur de jupons durement châtié ?
L'amour que je lui portais n'en devenait que plus fervent, j'allais créer pour nous un ciel à part, c'est ça, des nuages où valser.
Cet écart grandissant effaçait toute angoisse. Je savais qu'il me serait impossible de retrouver de retrouver les traces d'Elkan, et, à plus forte raison, son refuge. Je savais aussi que la neige allait venir, non pas un fugace intermède hivernal mais un déferlement blanc, sans redoux, un sommeil de glace pendant neuf mois. Je n'avais pas d'armes, pas de vêtements chauds. Ma seule richesse était ce briquet que Vassine m'avait donné... Pourtant, l'inquiétude ne me rongeais pas. Le sens de ma fuite se rapprochait désormais de cette "autre vie" dont il m'avait parlé et dont le début ressemblait à une marche sur les traces d'une femme inconnue.
à cet instant de ma jeunesse, le verbe vivre a changé de sens. Il exprimait désormais le destin de ceux qui avaient réussi à atteindre la mer des Chantars. Pour toutes les autres manières d'apparaître ici-bas, exister allait me suffire.
De nouveau, je sentis en moi un frisson de lâcheté, la présence du « pantin de chiffon » qui me suggérait l’obéissance, l’effacement de toute parole imprudente, en fait, le bannissement de tout ce qui nous rendait vivants
Quel genre de dieu venait-il d'invoquer ? La question me plongea dans une perplexité hébétée. Oui, que pouvait demander au ciel un homme pareil ? Et quelle était sa foi ? Une tradition que ses grands-parents, coriaces croyants polonais, lui avait transmise ? Ou bien la manie très humaine de quémander de l'aide à une divinité personnelle concoctée de bric et de broc ?