Citations sur L'archipel d'une autre vie (228)
L'évadé semblait deviner le sens de la parenthèse que nous vivions. La nuit, ses trois feux brûlaient de plus en plus proches, il jugeait notre attaque peu probable.
" Il finira par tomber d'épuisement, vous verrez, nous disait Boutov. Je ne sais pas d'ailleurs comment il tient encore debout."
Il y avait juste le silence ensoleillé de la rive que je longeais, la transparence lumineuse du ciel et le très léger tintement des feuilles qui, saisies par le gel, quittaient les branches et se posaient sur le givre du sol avec cette brève sonorité de cristal. Oui, juste la décantation suprême du silence et de la lumière.
L'amour que je lui portais n'en devenait que plus fervent, j'allais créer pour nous un ciel à part, c'est ça, des nuages où valser.
A cet instant de ma jeunesse, le verbe vivre a changé de sens. Il exprimait désormais le destin de ceux qui avaient réussi à atteindre la mer des Chantars. Pour toutes les autres manières d'apparaître ici-bas, exister allait me suffire.
Quand il apparaissait au cantonnement, les conversations s’éteignaient. Grand, chauve, il avait les yeux d’un bleu éclatant, comme la cassure d’une banquise. Pendant la guerre, il envoya devant le peloton d’éxecution des « traîtres » et des « défaitistes ». Depuis sa mission n’avait pas beaucoup changé… Se croyant au service d’une idée, Louskass ne supportait as les imperfections de la vie. Si ç’avait été en son pouvoir, il aurait redressé tous les troncs tordus dans la taïga des environs.
Fier de reprendre cet échange entre hommes, je lui expliquai cette mention : tous les élèves de notre orphelinat avaient des parents disparus dans les camps.On nous avait parqués ensemble pour ne pas contaminer les écoles ordinaires, où nous aurions divulgué le sort des prisonniers.
( Points,2020, p.28)
À la fin de l'année scolaire, notre classe fut coupée en deux et l'annonce tomba: le premier groupe recevrait une formation de grutiers, le second- celle de géodésistes...Âgés de quatorze ans, nous manifestions des aptitudes inégales et, malgré le nivellement de la vie en orphelinat, on trouvait parmi nous des surdoués et des cancres, des stakhanovistes teigneux et des fainéants convaincus.Un oukase du Parti aplanit ces différences. De la Sibérie centrale, on nous expédia à trois mille kilomètres à l'est, en Extrême- Orient, où un chantier avait besoin d'apprentis grutiers et de géodésistes débutants.
" Embrigadement totalitaire, glosaient les soviétologues.La dictature qui nie l' individualité humaine."
Oui, sans doute...Sauf que nous ne le vivions non pas en théorie, mais dans la chair de nos âmes, pleines d insouciance et de chagrins, de soif amoureuse et d'espoirs blessés. Notre départ se confondit avec l'éblouissement du ciel et les senteurs de la taïga renaissante. Rétifs aux doctrines, nous n'avions qu'une envie : nous enivrer de ce nouveau printemps (...)
( Points,2020, p.13)
Notre unité protégeait les civils qu'on évacuait dans les camions, sur la glace du lac. Un soir, j'ai vu un fourgon avec une cinquantaine d'enfants, disparaître dans une trouée ouverte par une bombe. Le lendemain la glace s'était refaite et les voitures ont repris leur rotation ...Depuis, je n'aime pas ces récits de soldats. On enjolive, on décrit des exploits et des victoires. La nouvelle génération écoute, puis se prend à rêver à sa propre guerre ...
Cet écart grandissant effaçait toute angoisse. Je savais qu'il me serait impossible de retrouver de retrouver les traces d'Elkan, et, à plus forte raison, son refuge. Je savais aussi que la neige allait venir, non pas un fugace intermède hivernal mais un déferlement blanc, sans redoux, un sommeil de glace pendant neuf mois. Je n'avais pas d'armes, pas de vêtements chauds. Ma seule richesse était ce briquet que Vassine m'avait donné... Pourtant, l'inquiétude ne me rongeais pas. Le sens de ma fuite se rapprochait désormais de cette "autre vie" dont il m'avait parlé et dont le début ressemblait à une marche sur les traces d'une femme inconnue.
Un matin, en reprenant ma marche, je me rappelai les coups que j'avais reçus au visage, et, très clairement, je compris qu'il n'y avait plus, en moi, aucune envie de vengeance, aucune haine et même pas la tentation orgueilleuse de pardonner. Il y avait juste le silence ensoleillé de la rive que je longeais, la transparence lumineuse du ciel et le très léger tintement des feuilles, qui saisies par le gel, quittaient les branches et se posaient sur le givre du sol avec cette brève sonorité de cristal. Oui juste la décantation suprême du silence et de la lumière.