La Breizh brigade, tome 1 : Bienvenue chez les Corrigan !

- Ben justement. Elle me fout les jetons, ta grand-mère. Déjà, elle me déteste.
- Elle ne te déteste pas. Elle vomit ton patron, ce n’est pas la même chose.
- Si tu le dis… De toute façon, je me voyais mal la confronter.
Elle n’était pas la seule. Hormis Énora, sa petite-fille adorée, rares étaient les gens extérieurs à leur clan assez fous pour tenir tête à Maggie Corrigan et à sa canne magique. D’aucuns prétendaient qu’elle savait s’en servir comme d’un sabre ou d’une masse, et pour une fois d’aucuns avaient raison. Chaque jour ou presque, elle s’exerçait à son maniement, dans la salle de jeu quand le temps était à la pluie, ou sinon dans les allées du parc.
Un coup de pommeau d’argent bien placé pouvait tuer net un cheval ou même un bœuf, prétendait la presque septuagénaire à qui voulait l’entendre. Et à ceux qui se demandaient à quoi pouvait bien lui servir un tel art, elle expliquait qu’une femme qui aimait comme elle les hommes, de très nombreux hommes, n’était jamais assez armée pour assurer sa protection face à ces bestiaux.

« Tu m’as parlé d’un mort… Qui est mort ? » finit par demander Énora, de sa voix la plus enveloppante.
Mais Fanny n’avait pas répondu que déjà déboulaient dans la pièce les deux autres femmes de la maisonnée. L’une affichait un air furibard, l’autre une mine désolée.
- Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? s’enquit Maggie, sur son habituel ton rogue. Tu es venue faire fuir nos derniers clients, c’est ça ?! C’est ton patron qui t’envoie ?
Ce ne serait pas la première fois que Guy Le Divellec emploierait des méthodes contestables pour affaiblir la concurrence. Comme à l’époque où il avait acquis l’annexe Beauregard au nez et à la barbe de Constant, puis le petit bois séparant sa nouvelle propriété du Manoir des Corrigan. Un vrai filou doublé d’un entrepreneur dénué de scrupules, voilà qui était l’employeur de Fanny, le frère d’Alain et le beau-frère de Louise.

Sa propre femme affichait certes dix ans de moins, mais aussi dix tonnes de plus. Le jeune septuagénaire mesurait sa chance de partager de temps à autre la couche d’une telle créature.
- Rassure-moi… Tu te souviens quand même que je ne m’appelle pas Ron ?
- Oh ça va, la ramène pas, reprit-elle, en bon français teinté d’accent anglais. C’était pas non plus si well done que ça !
- Charmant. Ce n’est pas ce que tu disais il y a…
- Allez, Jacques, shoo ! Fous-moi le camp avant que tout le monde se lève.
Déjà, elle était debout, silhouette impudique dans le cadre de la fenêtre, tellement femme et si peu vieille dame.
Le visiteur s’exécuta en ronchonnant pour la forme, un œil rivé au fessier de sa maîtresse. Après tout, voilà plusieurs mois qu’il acceptait de bonne grâce le rôle de l’amant du placard. Il n’en était plus à un départ à l’aube près.

- Monsieur Le Tohic, tout va bien ?
Des gros dormeurs, elle en avait connu plus d’un. La tranquillité de la campagne mêlée à l’air marin exerçait sur les voyageurs un pouvoir lénifiant des plus réparateurs. Il n’était pas rare de ne voir émerger certains que longtemps après l’heure du déjeuner, sautant non pas un mais deux repas. « Ça, c’est la magie du Clos-Poulet, entre Saint-Malo et Cancale, le meilleur de la terre et de la mer réunies », vantait-elle les charmes de la région à sa clientèle. Mais le premier sonneur du Briac Breizh Bagad s’était montré on ne peut plus clair : « Si vous ne me voyez pas au petit-déj’, n’hésitez pas à venir me secouer, on doit commencer notre dernière répétition avant midi. »
- Attention, je vais rentrer… prévint-elle, la main sur la poignée. J’espère que vous êtes présentable ?
Vu la nature grivoise du sexagénaire – la veille au soir, il l’avait complimentée de manière tout sauf #MeToo sur sa beauté de « déesse black », avant de préciser qu’il serait sans femme ni enfant durant tout son séjour sur place – la précaution oratoire s’imposait.

Vautré sur un tapis d’herbes fraîches à proximité de la piscine à chevaux, aux confins du parc, il sirotait une bière au goulot, nonchalant, les yeux mi-clos. Les trois ou quatre cadavres gisant autour de lui indiquaient que ladite bibine n’était pas sa première victime.