Sur les maisons baignées de mer et de soleil d'Alger, sur le village berbère et centenaire de Tala plane l'ombre de la guerre. Guerre d'indépendance ou troubles à l'ordre public : les mots se perdent pour décrire les opérations menées de nuit, les guet-apens, les séances de torture ou les camps de prisonnier. Deux mots viennent cependant à l'esprit pour décrire l'action de l'armée française sur le territoire algérien :
l'opium et le bâton. L'opium, c'est l'illusion : celle de la normalité, celle de l'intégration au territoire national (« de Dunkerque à Tamanrasset » proclame la publicité), celle de l'égalité entre les citoyens, qu'ils parlent le français, l'arabe ou le berbère. le bâton sert quand l'opium ne suffit plus : il faut alors battre les récalcitrants, les faire avouer, menacer, châtier, appliquer la loi (« Dura lex sed lex » pense le capitaine Marcillac). C'est avec ces deux instruments qu'opère l'armée française en Algérie : la baignoire et la gégène d'un côté ; la construction d'écoles, de routes et d'hôpitaux de l'autre. Donnant d'une main, elle frappe de l'autre.
Dans cette guerre qui ne dit pas son nom, le roman porte la lumière sur trois frères : Bachir Lazrak, le médecin qui a fait ses études à Paris, est partagé entre son éducation parisienne, la peur de sortir du rang et l'envie folle de partager ce combat avec ses compatriotes algériens. Ali, le plus jeune, a déjà choisi : le maquis, le djebel, il y est en tant que combattant, meneur d'hommes qui veut voir flotter sur Alger le drapeau vert, blanc et rouge. Belaïd, l'aîné, renseigne les Français, ce qui lui garantit la tranquillité et la nourriture. Cela n'est pas un luxe pour lui : ruiné dans son pays, il a du partir travailler en France, à l'usine, pour nourrir femme et enfants. Mais écrasé par le travail, par ses responsabilités et bientôt rongé par l'alcool, il a laissé à leur sort ceux pour qui il avait quitté sa terre.
Les trois frères Lazrak symbolisent l'Algérie des années 1954-1962 : un pays divisé, tête de pont d'un monde qui se décolonise, et pourtant marqué par 130 ans de présence française. Entre les soldats français - dont ressortent les figures de Delécluze, Marcillac ou encore Chaudier - et les fellaghas algériens, il y a encore les civils, il y a encore les histoires personnelles que la guerre n'a pas mis entre parenthèses. le roman possède une grande force : celle de la clarté. Dans un micmac de situations personnelles où entrent en considération la famille, l'amitié, l'amour, le patriotisme, le devoir, la douleur, la langue de Mammeri permet une compréhension aisée de ces événements. Les phrases épousent chaque situation, les présentent sous un jour simple, ne se perdent pas en descriptions inutiles, acceptent l'action quand il y en a, acceptent la poésie quand il y en a (la description d'Alger, en ouverture du roman, par exemple). C'est un langage formidable que déploie
Mouloud Mammeri : l'appétit du lecteur s'en trouve aiguisé par l'envie de connaître l'évolution des personnages - en ce sens, Mammeri sait jouer de la dramatique qui n'est jamais, pour autant, grossière ni plaintive: elle reste humble : ainsi la scène finale) - et son intelligence s'en trouve flattée puisque, soudainement, des événements d'une complexité extrême se laissent appréhender sans difficulté aucune.
Si
L'opium et le bâton est évidemment un livre engagé en faveur de l'indépendance algérienne, il est cependant loin d'être manichéen. Évidemment, l'historien pointilleux regrettera que le FLN ne soit montré que sous un jour plutôt favorable (bien que, dans la bouche des militaires français, on condamne ces guet-apens qu'on associe à la lâcheté) et que la torture ne soit l'oeuvre que d'un camp. Il faudrait toutefois préciser que, si on a fait usage de la torture dans les deux camps, les proportions dans lesquelles ces traitements ont été infligés ne sont pas les mêmes entre l'armée française et le FLN.
Toutefois, l'intelligence du roman se situe au-delà. Car la guerre qui se joue en Algérie n'est pas celle de deux camps strictement défini par leurs caractéristiques géographiques, sinon ethniques. En d'autres termes, ce ne sont pas les Français contre les Algériens. Quid de Claude, jeune Française qui entretient une relation avec Bachir dont elle connaît les engagements indépendantistes ? Quid de Tayeb, cet « idiot du village » qui trouve dans la présence de l'armée française un moyen d'asseoir son autorité sur le village de Tala et, partant, de se venger ? Quid de Belaïd qui, certes, renseigne les Français, mais divulgue cependant certaines informations aux fellaghas ? Comment doit-on considérer Ramdane dont les paroles portent les combats que sa santé ne lui permet pas ? Autant de personnages, autant de destins mus par leurs ambitions propres, par leurs histoires propres.
Oeuvre d'une grande richesse tant littéraire que documentaire (historique, ethnographique),
L'opium et le bâton de
Mouloud Mammeri est un roman sur la guerre vue par un poète. Peut-être regrettera-t-on simplement que, d'un événement aussi fondateur que dramatique pour l'histoire de la France et de l'Algérie, Mammeri n'en ait pas tiré un roman plus foisonnant.