Citations sur Entre mes mains le bonheur se faufile (119)
Cette première journée fut une catastrophe. Il me fallut la matinée pour comnprendre le fonctionnement de ma machine à coudre, rien à voir avec ma Singer. Toutes mes piqûres boulochaient sur l'envers du tissu. Je cassai un nombre incalculable d'aiguilles, et j'appuyais toujours sur le mauvais bouton. Je n'arrêtais pas de me piquer. Plus d'une fois, je tachai le tissu avec des gouttes de sang qui perlaient à mes doigts. Il y avait aussi la surfileuse, i'apprendrais à la manier un autre jour ; je ne voulais pas davantage me ridiculiser. J'avais le sentiment de ne pas savoir coudre, commne si j'avais été parachutée là par hasard, ou plutôt par erreur.
Tout était en place, la pédale sous mon pied et le tissu entre mes mains. Première opération, l'allumer; la lumière fut. Deuxième opération, vérifier la canette ; en place et remplie. Troisième opération, glisser mon tissu sous l' aiguille et rabattre le pied presseur ; aucune résistance. Plus qu'un geste, et c'était reparti. Mon pied s'abaissa doucement sur la pédale, et le tac-tac si particulier de la machine à coudre résonna dans la pièce. Mes mains tenaient fermement mon ouvrage, le tiraient vers l'extérieur. J'étais fascinée par l'aiguille qui entrait et sortait précisément de l'étoffe, elle for- mait un point parfait, régulier.
Seul avantage, cela me permettait d'étrenner ma dernière robe. J'avais réussi à mettre la touche finale la veille au soir, et j'étais satisfaite du résultat. J'essayais tant bien que mal de ne pas perdre la main et d'entretenir mon doigté de couturière. Et puis, dans ces moments-là, j'oubliais tout: mon travail à la banque d'un ennui mortel, la routine de ma vie, le délitement de mon couple. Je n'avais plus l'impression de m'éteindre. Au contraire, j'étais vivante ; lorsque je faisais équipe avec ma machine à coudre ou que je dessinais des modèles, je palpitais.
P31 : "Nous étions en train de nous perdre, embourbés dans la routine et l'incompréhension la plus totale. Je devais prendre les choses en main. Pierre portait sa part de responsabilité, mais je commençais à admettre que j'y étais pour beaucoup. Mon laisser-aller, ma passivité, mon amertume des derniers temps participaient à l'étiolement de notre couple. Ma reconversion professionnelle allait nous sauver, et je devais le prouver à Pierre. J'allais redevenir celle dont il était tombé amoureux.
Deux hommes, deux amours. Je rirais au nez de quiconque me dirait que l'on ne peut aimer deux personnes à la fois. Si c'était tout à fait possible. Sauf qu'on aime pas de la même façon.
Mon piano, ma guitare, c'était ma Singer. Aujourd'hui, je comptais sur elle, l'enjeu était énorme. Elle allait bien, c'était tant mieux. J'avais les mains moites, et mon cœur s'emballait. Je n'avais pas droit à l'erreur. J'avais déjà réfléchi à l'ouvrage que je souhaitais envoyer pour postuler. J'avais croqué une robe bicolore noire et turquoise, d'inspiration Courrèges, avec un col rond mis en valeur par une surpiqûre, des manches courtes et une martingale.
Je sentis des picotements sur ma peau, et alors que j'avais réussi à me détendre, je n'aimais pas la tournure que prenait notre conversation, trop tendancieuse, trop risquée. J'aimais l’idée que je puisse lui plaire. Machinalement, je remis mes cheveux en place.
Je n'étais que la femme de Pierre. Rien d'autres. Je savais pertinemment ce que l'on attendait de moi : que je sois une petite femme gentille et docile, souriant béatement aux exploits professionnels de son cher et tendre, et bientôt une femme aux foyer exemplaire, enchaînant les grossesses et accompagnant les sorties scolaires.
Soyer fiers à mon enterrement. A l'image de notre amour, de notre histoire. Défiez-les tous du regard. Montrez-leur que vous êtes puissants, que rien ne change.
Deux hommes, deux amours. Je rirais au nez de quiconque me dirait que l'on ne peut aimer deux personnes à la fois. Si, c'était tout à fait possible. Sauf qu'on n'aimait pas de la même façon. Avec Pierre, c'était un amour routinier, rassurant. Avec Gabriel, un amour explosif, sur le fil, un amour en terre inconnue.