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Critique de HordeDuContrevent


« Si j'ai décidé d'écrire ce journal c'est tout simplement parce que je sens que le monde que j'ai connu touche à sa fin, et que j'aimerais laisser un témoignage de son existence avant qu'il ne soit trop tard et qu'il ne reste plus personne pour le raconter. »

Reus 2066 est le dernier volet des autobiographies fictives de Pablo Martin Sánchez que je découvre avec cet opus qui se veut être une dystopie étonnante puisque l'auteur espagnol se déguise en un vieil homme de 89 ans qui décide de tenir un journal à l'attention des générations futures. Se déguise ou s'imagine plutôt à 89 ans, tentant d'anticiper le contexte géopolitique et technologique de ce futur à venir et, je l'imagine, d'exorciser ses angoisses. Cela donne un roman décalé, curieux, intriguant et profond.

Reus est une ville du sud de la Catalogne. Suite à la Troisième Guerre Mondiale, au virus Marburg et enfin au pacte de la Honte, la Péninsule ibérique doit être évacuée devant devenir une vaste base militaire, mais certains résistent, viscéralement attachés à leur territoire. Ils sont ainsi douze retranchés dans l'enceinte du Père Mata, un ancien hôpital psychiatrique. La Grande Panne les a coupés du monde et les a ramenés à la féodalité, sans électricité, sans eau courante, sans communication possible avec le reste du monde. Pour tenir, ils rationnent vivres et médicaments qu'ils ont pu trouver et tentent de se protéger des quelques errants prêts à tout pour les voler. le moratoire qui impose à toutes et tous de quitter la péninsule ibérique touche bientôt à sa fin. Les stocks fondent et bientôt ils manqueront de tout. Parviendront-ils à tenir jusqu'à la fin du moratoire ? Que se passera-t-il ensuite ?

Parmi ces douze personnes, il y a ce vieil écrivain, veuf. Un hypothétique Pablo Martin Sanchez vieux. Il noircit les pages vierges des livres mités dénichés au grenier et se donne pour mission de raconter au jour le jour leur survie : les tours de garde contre les pillards, la personnalité des personnes qui l'entourent, les rares expéditions dehors, les maladies et leur traitement, la défection ou la mort de ses compagnons d'infortune, l'amitié et aussi l'amour improbable mais touchant avec Audrey, une « jeune » quinquagénaire, à petits coups d'aphrodisiaques.

Mais ce journal est aussi l'occasion d'évoquer les souvenirs et de restituer l'histoire d'une génération sur presque 90 ans, celle née dans les années 1970. La mienne ai-je pensé avec émotion. Ce cabochard a à peu près l'âge que j'aurai moi aussi en 2066, enfin si je parviens jusque-là. Sans doute cette coïncidence m'a-t-elle rapproché de cet homme auquel je me suis profondément attachée.

C'est aussi des digressions poétiques, une réflexion oulipienne sur le langage, sur la littérature et ce qui lui survit. Un manifeste sur la technologie que le narrateur critique comme un vieux cabochard au moyen d'ailleurs d'étonnante et borgésienne invention sémantique, le fameux alephone dont le monde est prisonnier.

A la lecture de Reus 2066, j'ai pensé immédiatement à deux livres. Impossible de ne pas citer Malevil de Robert Merle dans lequel la ligne de fracture s'appelle « l'Évènement », une catastrophe nucléaire dont on ne connait pas grand-chose, plus personne n'étant là pour pouvoir l'expliquer. Tout n'est que suppositions et craintes. Après "Le jour de l'événement", à Pâques 1977, il reste quelques survivants, ayant eu la chance de se trouver dans des endroits relativement protégés (en l'occurrence une cave à vin pour notre héros et ses acolytes) durant l'explosion. Entre les deux, de multiples changements de valeurs, de société, de repères. Une régression. Une société à réinventer. Un retour au Moyen-Age avec une population réduite à presque rien.
Même si ici le récit se passe dans le futur avec des technologies plus évoluées et un contexte géopolitique très différent, la structure narrative est proche quant à la façon de mettre une poignée de personnes dans un endroit plus ou moins protégé, revenues à un âge féodal et de voir ce qui va se passer…
Ensuite les expéditions à l'extérieur, notamment quand l'écrivain se rend avec la petite fille aveugle dans la maison de cette dernière pour y cherche un hypothétique bidon d'essence, m'ont fait penser irrésistiblement à La route de Cormac McCarthy, cette errance d'un duo adulte/enfant dans une ambiance oppressante, sans espoir, apocalyptique où l'homme est devenu un loup pour l'homme…

Mais ce qui distingue ce livre-ci des deux précédemment cités est bien cette tenue quotidienne du journal intime qui nous permet d'assister, comme aux premières loges, à la rocambolesque survie, un jour après l'autre, de cette petite bande qui bien sûr s'amenuise peu à peu.

J'ai aimé la facette oulipienne de ce roman qui provient de l'appartenance de l'auteur à ce courant littéraire. Ainsi le narrateur de nous passer en revue l'histoire de toutes ses cicatrices. Ainsi fait-il un poème avec chacun des décimales du nombre pi, chaque mot devant avoir le même nombre de lettres que la décimale. D'autant plus intéressant quand le traducteur Jean-Marie de Saint-Lu confesse n'être point parvenu à suivre l'auteur dans cette aventure…et l'auteur de préciser que c'est précisément ça, ces angles morts, qui l'intéresse avant tout.
Si cela vous intéresse, voici le début du poème permettant de mémoriser pi, il est arrivé à 85 chiffres après la virgule :
« Que j'aime à boire lentement
ce ribeira
divin qui coule, agréable,
savoureux !
Liquide pétillant qui a le nez
asticote,
fait vibrer ma pauvre tête.
Mon ami exultons car la liberté
Irriguera notre vieillesse.
Oh ! illusion ridicule, tout
a follement disparu à jamais.
Futilités ces promesses perverses…
… »


C'est un livre lent dans lequel le côté science-fiction est secondaire. Certes nous voyons des anticipations politiques qui font frémir et des technologies nouvelles comme par exemple l'utex et la gestion exogène ou encore le sensiciné qui permet d'assister à une séance de cinéma de façon immersive convoquant tous les sens.
Mais c'est vraiment cette lenteur qui prime, lenteur qui fait naitre de belles réflexions sur la pratique du journal intime, sur l'inquiétude de la survenue de la mort dans ce contexte de survie, sur les affres de la vieillesse. Et l'auteur de s'interroger : « Et la question à laquelle je n'arrive pas à répondre est : ce journal est-il au subjonctif ou à l'indicatif? Ou, pour le dire autrement : est-ce pour raconter la vérité que je l'écris, ou pour maintenir l'espoir en vie ? ». de belles réflexions également sur le rôle de la littérature au fur et à mesure des livres éclusés du grenier. Javier Cercas, Sartre, Umberto Eco, l'auteur péruvien Ribeyro (dont j'ai les proses apatrides mentionné dans le livre) et tant d'autres sont convoqués pour nourrir ses réflexions.

C'est un livre lent dans lequel le narrateur parle à sa femme décédée, avec dignité, grâce et élégance. Nous nous attachons à ce cabochard, comme il se nomme lui-même, au grand coeur. Il y a d'ailleurs une scène dantesque vers la fin du livre qui m'a émue aux larmes. A noter que l'auteur s'imagine bien fringuant à 89 ans, j'aimerais avoir ce dynamisme à cet âge, quel optimisme ! ;-)

C'est un livre lent dans lequel la tension monte crescendo au fur et à mesure que le nombre des personnes dans cet hôpital, devenu forteresse, se réduit à peau de chagrin…La lenteur n'empêche pas à l'action de subrepticement s'accélérer jusqu'à la fatalité.


Véritable ode à l'esprit de résistance et à la liberté, d'une profonde et touchante humanité, Reus 2066 est un beau roman, inventif et intelligent, étonnant et curieux. Il me reste à découvrir les autres tomes de la trilogie, « L'anarchiste qui s'appelait comme moi » qui est une enquête sur un homonyme et « L'instant décisif » qui se situe autour du 18 mars 1977, jour de naissance de l'auteur. En attendant je remercie Stéphane (@Lenocherdeslivres) de m'avoir incitée à lire ce livre qui sort totalement des sentiers battus.

« Tout journal intime est un lent suicide ».

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