Je remercie
Annie Massy qui me sollicite pour lire son roman historique et publier mon ressenti de lecture. Il s'agit du tome 1 des Mémoires d'Agrippa, intitulé de l'esclavage à l'empire.
Je m'aventure de toute évidence dans un roman parfaitement étayé, enrichi d'un glossaire et d'une chronologie en fin de volume : de plus, le parcours universitaire de l'auteure promet de garantir un travail de recherche abouti. C'est donc rassurée et curieuse que je commence ce livre, ravie de me replonger dans une partie de l'histoire de la Rome antique qui m'intéresse particulièrement.
Marcus Vipsanius Agrippa est un ami d'enfance d'Octave Auguste, plus tard un de ses fidèles lieutenant, grand amiral en chef, puis grand ingénieur en chef de Rome. Dans les années 20, il sera même corégent de l'empire romain d'Octave, devenu Auguste, en Orient avant de devenir son gendre. Les véritables mémoires d'Agrippa, rédigées à Lesbos, ne sont pas parvenues jusqu'à nous.
Annie Massy réécrit pour nous ces rouleaux de papyrus perdus et nous fait revivre le temps de la gloire de Rome au cours de la deuxième moitié du 1er siècle avant JC.
Le récit intercale la narration omnisciente et les passages à la première personne des mémoires d'Agrippa. La voix d'Agrippa est vivante, dynamique, efficace : l'histoire de Rome prend vie sous nos yeux. Il remonte dans sa généalogie jusqu'à son grand-père esclave et son père affranchi, l'occasion de poser le pré-contexte historique des guerres civiles qui ont précédé le principat puis l'avènement d'Octave Auguste. En effet, la vie d'Agrippa est liée depuis l'enfance à celle de ce grand héros de Rome, considéré comme mourant et sans descendance directe au début du livre.
C'est dans ce contexte particulier que se développe la trame narrative : tandis qu'à Rome, Mécène gère de son mieux les affaires courantes, Agrippa est face à plusieurs choix possibles, trahir son ami Octave et prendre le pouvoir à Rome ou encore régner sur la partie orientale de l'empire romain. En proie à ses réflexions, il dicte ses mémoires à ses secrétaires.
L'alternance des mémoires et du récit permet des retours en arrière qui éclairent les événements. Des pans de vie privée sont l'occasion de décrire la vie quotidienne, l'éducation des enfants et le passage à l'âge adulte, les cours de rhétorique, les rapports familiaux, le rôle des femmes, la nécessité des alliances dans la vie sociale, les techniques médicinales, les principes stoïciens ou épicuriens mis en balance… La vie publique est également développée avec la description notamment du triomphe de César et du malheur des vaincus, des calculs et des complots, des cérémonies religieuses, du passage de la Rome en briques à la Rome en marbre...
Des parallèles temporels s'établissent entre les souvenirs d'Agrippa et le récit des évènements autour de l'agonie puis de la guérison d'Octave Auguste par le découpage en chapitres et en chapitres bis : déroutant au début, ce chapitrage fait le lien entre les époques et les lieux, le destin exceptionnel d'Agrippa étant lié à celui d'Octave. Tandis que les mémoires d'Agrippa respectent la chronologie et avancent dans le temps depuis l'enfance des deux amis, au temps où César franchissait le Rubicon et triomphait à Rome, le récit proprement dit relie Rome à Mytilène en remontant parfois le fil des événement (rappelant notamment la puissance tribunicienne et l'imperium, l'octroi du titre augustéen, la guerre contre les Parthes, la bataille d'Actium et le suicide d'Antoine et Cléopâtre…) ou en faisant coïncider la lecture des évocations de faits marquants (Victoire contre Pompée relatée dans les mémoires et victoire sur les Parthes dans le récit, ou encore rappel de la bataille d'Actium par Agrippa tandis qu'à Rome, Mécène suggère à Octave Auguste de le faire assassiner, par exemple).
En réécrivant les mémoires d'Agrippa,
Annie Massy met en avant un personnage de premier plan, pourtant un peu oublié dans le sillage d'Octave Auguste ; sans Agrippa, Octave aurait-il pu mener à bien sa « mission surhumaine » d'instaurer un monde nouveau ? Elle met en lumière le rôle de ce grand combattant qui a su se faire complémentaire de l'intelligence d'Octave et compenser la faiblesse physique de son ami ; ses premières campagnes militaires révèlent le soldat, le guerrier, le stratège dans des combats où il vaut mieux mourir qu'être vaincu ; le génie d'Agrippa est dans la préparation car « il gagne les guerres avant de les commencer » et s'attire ainsi la confiance de l'armée. de même, ses origines modestes le rapprochent du peuple. Avec Octave, dont les qualités de chef d'état et d'orateur sont exceptionnelles, il forme un duo remarqué déjà par César. Agrippa, dans l'ombre, va consacrer sa vie à la grandeur de Rome et à la gloire d'Octave Auguste, valorisé en pleine lumière.
Loin de Rome, Agrippa a l'impression d'agir en dictant ses mémoires, dans une posture cathartique pour éviter « la damnatio memoriae, cet oubli définitif réservé aux adversaires politiques ». Il campe une attitude critique et lucide car, s'il a soutenu inconditionnellement Octave, il l'a parfois fait à son corps défendant.
Enfin, un autre aspect notable de ce roman est la place qu'il donne aux femmes. À la fin de la République, les Romaines ont acquis une certaine liberté. Elles peuvent divorcer et se remarier sans soulever de scandale, changer de partenaires, se livrer à des excès. L'auteure nous révèle tout naturellement de beaux portraits de femmes, instruites et avisées, excellentes conseillères dans l'ombre, capables de jouer double-jeu, ambitieuses, rebelles et insoumises ou encore simples ventres chargés de produire un héritier mâle, épouses délaissées pour d'illustres maitresses, femmes en proie à des troubles psychiatriques : Atia, la mère d'Octave, sa soeur Octavie, son épouse Livie, sa fille Julie et, du côté d'Agrippa, sa soeur Polla, sa première épouse Attica, puis la seconde, Marcella, nièce d'Octave… Elle évoque Cornelia, l'épouse de César… Salomé, la soeur d'Hérode, n'est pas oubliée… Cléopâtre, la reine d'Égypte et la malheureuse Arsinoé sont aussi convoquées ainsi que toutes les anonymes, victimes livrées à la violence des vainqueurs et réduites en esclavage.
Nous découvrons un Agrippa éperdument amoureux d'Octavie, et cela depuis l'enfance, un amour impossible, aux accents lyriques, jusqu'à ce qu'elle devienne, enfin, sa maîtresse ; mais malgré son veuvage, et bien qu'enceinte d'Agrippa, elle n'attend pas son retour des Gaules et épouse
Marc-Antoine.
Annie Massy fait du personnage romancé d'Agrippa un homme respectueux des femmes, qui n'a jamais abusé de ses droits ou de son pouvoir dans ses relations avec elles. de plus, il est scandalisé devant la manière dont Octave répudie sa première épouse Scribonia pour épouser Livie, attitude qu'il qualifie de « noeud gordien matrimonial ».
J'ai relevé des détails plus intimistes sur Octave Auguste, notamment sur sa vie sexuelle que mes cours de littérature latine n'avaient pas abordée alors que l'homosexualité était pourtant admise à Rome : « Ah ! Si Agrippa avait voulu... le sort du monde en aurait été changé ! Si Agrippa avait voulu... mais Agrippa ne voulait pas ! Nul besoin d'aborder le sujet ; c'était clair : la seule amitié possible entre eux devait être d'ordre fraternel ! »… Cette attitude peut expliquer qu'il ait toujours refusé de favoriser le rapprochement entre son ami et sa soeur.
Vous l'aurez compris : je salue l'aspect didactique de ce roman, dans lequel j'ai retrouvé et approfondi un pan de l'Histoire de Rome que je connaissais bien déjà et j'ai pris un immense plaisir à lire cette réécriture romanesque très bien documentée et superbement écrite. J'ai vu vivre devant mes yeux les grandes scènes de batailles terrestres ou navales dont les descriptions rappellent leur traitement par les auteurs anciens. J'ai reconnu dans ce roman les effets de l'ekphrasis, cette technique littéraire qui montre au lecteur une description tout en rappelant un autre art que la littérature : la peinture, la sculpture, voire le cinéma…
On peut dire qu'
Annie Massy s'est appropriée son sujet au point de l'incarner véritablement par une écriture épique, intimiste, poétique, toujours juste selon les circonstances. J'ai retrouvé les accents virgiliens de passages de L'Énéide pour décrire l'horreur des guerres civiles. Elle a su émailler sa narration de passages dialogués avec naturel et brio. Elle a mis l'accent sur les « blessures intimes, ces cicatrices qui sont autant de rites de passage imposés par le destin ou le hasard ».
Le dénouement de ce tome 1, que naturellement je ne dévoilerai pas, me fait penser à la liberté intellectuelle qui a caractérisé la première partie du règne d'Octave Auguste, lui-même écrivain à ses heures, décrit comme tolérant, ne pratiquant pas de politique littéraire despotique, s'entourant grâce à Mécène d'un cercle littéraire où figuraient
Virgile et Horace ; le durcissement interviendra bien plus tard, avec l'exil d'
Ovide…
Annie Massy reprend à son compte les nuances, la diversité et la subtilité des approches poétiques contemporaines de la politique d'Octave-Auguste, entre propagande et remise en question.
Voilà un roman que je vous recommande, conseille même aux étudiants de lettres… et qui mérite une belle renommée. J'attends le tome 2 avec impatience !