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Citations sur Cité 19, tome 2 : Zone Blanche (21)

Zapruder attendit quelques secondes avant de répondre. On désignait par « code Prisme » une situation d’alerte maximale : trahison ou tentative de sabotage. Il se sentit presque émoustillé. Qu’est-ce qui avait bien pu échapper à sa vigilance ? Les coupables seraient châtiés au plus vite. Mais il les remercierait intérieurement d’avoir révélé une faille, vite réparée, dans le système.

— Faites entrer.

La fiche personnelle de Lucie Van Dinh apparut sur l’écran rétractable de son bureau.

Cette jeune prodige de dix-sept ans travaillait depuis six mois pour C.I.T.É. Elle avait interrompu sa thèse de doctorat en informatique et nanotechnologies pour décrocher un boulot bien payé, comme elle l’avait confié lors de son entretien d’embauche. Les tests psychologiques avaient révélé un esprit réfractaire à l’autorité et une rancune tenace envers sa mère. Elle était aussi maladivement ambitieuse.

Zapruder avait croisé Lucie à deux reprises dans les couloirs du labo. Il se souvenait l’avoir réprimandée une fois via l’intercom parce qu’elle s’était absentée de son poste plus d’un quart d’heure.

Ces derniers jours, une série d’incidents avaient conduit Zapruder à s’intéresser de plus près à Lucie. Mais la préparation du séminaire avait retardé le moment de la convoquer. Finalement, c’était la jeune ingénieur qui se présentait d’elle-même dans le Panoptique.

« Tout s’accélère, inéluctablement », se dit-il en enclenchant le mode Visiteur catégorie 3.

La mosaïque de rêves disparut pour faire place à une vue sous-marine. D’immenses tortues des Galápagos frôlaient la paroi avec leur ventre.
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Ce que Zapruder appelait le « Panoptique » était à la fois son bureau, son lieu de méditation et un poste de surveillance.

De là, il pouvait tout voir. Non seulement ce qui se passait sur les dix-neuf plateformes où les cobayes étaient allongés, mais aussi ce qu’ils étaient en train de rêver dans le simulacre.

Derrière son immense bureau en arc de cercle, les séquences de rêve apparaissaient sur une soixantaine d’écrans.

Lorsque Zapruder avait besoin de détourner ses pensées d’un problème technique ardu, il se calait confortablement dans son fauteuil et se tournait vers cette mosaïque de rêves.

Il se sentait alors comme un enfant à une projection de lanterne magique.

Il pouvait voir la construction en cours de L’Aigle, le yacht de l’Empereur, sur les chantiers de la marine impériale. Déplaçant son regard de quelques centimètres, il entrait dans une manufacture de papiers peints où sifflait une machine à vapeur de douze chevaux. Puis il arpentait les boulevards, croisait une serveuse en tablier blanc, un gendarme dans son uniforme à trèfles. Levant les yeux, il franchissait la barrière Poissonnière à cinq heures du matin, derrière une file d’ouvriers portant une brique de pain sous le bras. Au centre de la mosaïque, il pénétrait dans la rotonde des locomotives du Bourget où luisaient des monstres d’acier qui allaient déferler aux six coins de l’Hexagone.

Et quand l’envie le prenait, il branchait l’agrégateur sonore de Cité 19.

L’activité cérébrale de chacun des cobayes, captée par une vingtaine d’électrodes, était convertie en sons. Les paroles, les murmures et les cris entendus dans le simulacre s’assemblaient pour former une gigantesque chorale.

La première fois que les ingénieurs firent écouter cela à Zapruder, il n’en crut pas ses oreilles. Cet appareil permettait d’entendre les rêves conjugués des cinq cents cobayes. C’était devenu pour lui une consolation, un refuge. Dès qu’il se sentait accablé par la complexité du protocole, il branchait l’agrégateur.

Les premiers instants, on ne percevait que des soupirs, des chuchotements qui s’amplifiaient peu à peu. Ensuite venaient les conversations, les rires et les cris de plus en plus distincts. Ils semblaient pris dans un tourbillon. Alors, un bruissement harmonieux montait, culminait, venait flatter l’oreille comme si les cinq cent soixante cobayes de Cité 19 s’étaient rassemblés pour chanter un hymne.
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Faustine voulut demander à Mouillette si elle se souvenait d’elle, mais d’autres voix prirent le relais.

— Alors, on l’accepte ou pas ?

— Elle, parmi les Veilleurs ? Faut voir !

Ils parlaient d’elle en sa présence, sans lui demander son avis.

— Non ! grogna un moustachu d’une voix bougonne. Elle n’est qu’une Dormeuse, et elle le restera jusqu’au bout !

— Je ne suis pas… une dormeuse, dit Faustine sans savoir ce qu’il entendait par là.

Le mot « dormeuse », dans la bouche de cet homme, ressemblait à la pire des insultes.

— Une Dormeuse, répéta goguenard le nabot derrière sa lanterne.

Et il se mit à rire, d’un rire moqueur qui parut terriblement cruel à Faustine. Les autres ricanèrent. En même temps ils gardaient leur air méfiant, même Mouillette qui ne semblait plus si engageante.

Faustine prit peur. Sur le drap tendu, les phrases avaient disparu. Mais on voyait toujours les dormeurs au crâne rasé, prisonniers de leurs cuvettes et environnés de câbles. L’image continuait de zoomer et elle crut reconnaître…

Son propre visage !

Les lèvres de la dormeuse remuaient, formaient les mots que Faustine était en train de prononcer :

— N-non ! C’est impossible… C’est un cauchemar !

Les spectateurs s’approchaient. On aurait dit qu’ils voulaient l’empoigner. Elle sentit des mains la frôler, la palper.
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Elle se tourna vers le projectionniste et reçut le faisceau en pleine figure. Elle pouvait deviner les contours du petit homme derrière le halo de la lanterne.

— D’où viennent ces images ? Qui sont ces dormeurs ? C’est quoi, un avatar ?

Pour toute réponse, elle entendit :

— Eh, je ne fais qu’allumer la lanterne, moi !

— De quand datent ces images ? insista Faustine.

— C’est à eux qu’il faut le demander.

— Eux ?

Il avait hoché le menton vers les badauds.

— Ce sont les mêmes qui viennent ici jour après jour.

Elle se tourna vers la quinzaine de personnes attroupées et poussa un cri d’effroi. Elles s’étaient retournées et la dévisageaient. La jeune fille aussi la regardait comme une bête curieuse.

Leurs visages éclairés par le faisceau de la lanterne avaient quelque chose de glaçant. On aurait dit qu’ils étaient déjà au courant. Que les mots projetés par la lanterne ne leur apprenaient rien.

Ils observaient Faustine avec des mines pleines d’angoisse et de détresse. Elle crut percevoir des sanglots, des pleurs étouffés.

Elle bredouilla :

— Vous le savez, vous, d’où viennent ces images ?

Elle entendit une voix qui ne lui était pas inconnue.

— Tu pourrais nous rejoindre !
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Un film projeté plus de trente ans avant l’invention du cinématographe !

Les dormeurs étaient allongés dans des cuvettes d’un blanc étincelant. Ils avaient le crâne rasé et quantité de fils s’entortillaient sur leur tête.

Son cœur se mit à battre de plus en plus fort. Elle éprouvait la même bouffée de panique que lorsqu’elle était sortie, hagarde, du panorama des Tuileries. Une idée terrifiante s’empara d’elle.

« Je n’ai peut-être jamais voyagé dans le temps… »

Elle voulut se tourner vers les spectateurs pour les questionner, mais son élan fut coupé par les mots :

ZAPRUDER TE VOIT

Faustine, cette fois, ne pouvait garder ses interrogations pour elle. D’une voix audible par tous, elle s’écria :

— Zapruder ? Qui est Zapruder ?
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C’était une vue de Paris. On reconnaissait la rive droite. Au-dessus d’un fouillis de façades charbonneuses, décrépites, s’élevaient les combles des immeubles haussmanniens. Faustine se rappela la peinture qu’elle avait vue lorsqu’elle s’était réveillée dans le panorama : une ville assoupie que ne sillonnaient pas encore les chemins de fer. Cette photo montrait la réalité nouvelle. Une cité où le progrès déferle à la vitesse d’une locomotive, dans un fracas hurlant de vapeur et d’acier.

Elle s’étonna de ne pas entendre les badauds. Ils restaient étrangement immobiles, comme si le spectacle allait commencer.

C’est alors que l’image se modifia.

Faustine resta bouche bée en voyant un zoom avant sur les toits de la capitale. Elle croyait se rappeler que le téléobjectif était une invention du XXe siècle. Comment pouvait-on, avec les moyens de l’époque, donner l’illusion d’un zoom ?

Plutôt que de se retourner vers la lanterne, elle continua de regarder l’image. La focale se rapprochait du nord de la ville. On voyait les percées, les avenues qui filaient droit, flanquées d’échafaudages et d’amas de gravier. Puis c’était les limites de la ville, les barrières où l’on devait naguère s’acquitter d’un droit de douane.

Elle aperçut bientôt les anciennes pompes funèbres, un immense hangar sous verrière situé près d’Aubervilliers. La charpente luisait d’un éclat sombre. La focale se rapprochait toujours plus, montrant la verrière translucide comme si on atterrissait sur le toit.

Elle vit apparaître une formule énigmatique :

USINE À RÊVES

À travers la verrière se dessinaient des formes floues, des silhouettes imprécises. Une nouvelle inscription se substitua à la première :

TU N’ES QU’UN AVATAR
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Il était près de minuit lorsque Faustine quitta l’hôtel particulier de la baronne de Saint-Supplix.

En dévalant les marches du perron, elle se sentit fouettée par l’air vif du dehors. L’atmosphère étouffante de la haute société, les effluves envoûtants de la Taffanel lui avaient fait perdre tous ses repères. Elle franchit le porche de l’hôtel et se jeta dans la rue du Temple.

Faustine voulait mettre le plus de distance possible entre elle et le grand monde, celui où Échouart avait voulu l’introduire. Tout, dans ce monde-là, était fait pour exacerber les désirs et les satisfaire au plus vite.

Elle franchit sans encombre les ruelles obscures et tortueuses du Marais et se retrouva dans un Paris flambant neuf : la ville assainie, percée de larges avenues, voulue par l’Empereur et le baron Haussmann. La foule y affluait jusqu’aux heures tardives. Le regard de Faustine fut attiré par les devantures aux miroirs réfléchissants, les globes illuminés qui accrochaient de petites lunes sur les façades.

Le boulevard du Temple fourmillait de bateleurs qui essayaient d’attirer le chaland vers un numéro d’acrobate ou une pantomime.

Sous les porches des immeubles, on dressait des tréteaux à la va-vite, entre un marchand de sucres d’orge et une vendeuse de parapluies.

— Lanterrrne magique, merrrveilles de la nature !

Faustine aperçut un petit homme à la barbe mal taillée. Il n’était pas plus haut qu’un garçon de dix ans. Sa redingote et son chapeau melon lui donnaient une allure élégante, mais uniquement parce qu’il se tenait dans l’ombre d’un porche. Près de lui, une pancarte montrait la nacelle d’une montgolfière survolant Paris.

Elle se souvint que c’était l’époque des premières photographies prises du ciel. Les voyait-on alors dans les spectacles de lanterne magique ? Elle s’arrêta devant le bateleur. Il n’en fallut pas plus pour qu’il la prenne par le coude et la conduise sous le porche.

En même temps, il continuait de crier à tue-tête :

— Ne manquez pas l’occasion de voir Paris d’en haut ! Paris à vol d’oiseau ! On paie d’avance, fit-il à voix basse.

D’un geste d’escamoteur, il prit le sou que lui tendait Faustine.

Au fond du porche, un drap blanc était déployé sur un mur. Une quinzaine de curieux se tenaient là. Les silhouettes indiquaient des hommes et des femmes de tous âges et une jeune fille d’une dizaine d’années qui essayait de se faufiler parmi eux.

Le nabot disparut derrière l’appareil et la projection commença.

Faustine était si captivée par la lanterne qu’elle en oubliait de regarder la toile. Ce n’était pas une de ces lanternes magiques faites de bric et de broc et qui évoquent un tuyau de chaudière. Mais un splendide appareil empilant trois boîtiers d’où jaillissaient des lunettes télescopiques.

— Pousse-toi du cercle, tu gâtes la féerie !
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— Qui ça, « ils » ?
— Comment ?
— « Ils vont finir par nous repérer », tu disais. Tu parles de la police ? Tu parles des agents de Lagrange ?
Elle eut envie d’ajouter : « Ou de Zapruder ? » Par prudence, elle se tut. Comme il restait silencieux, elle reprit :
— Allez, je te le jure sur ce que j’ai de plus cher. Je ne suis pas un espion déguisé. Je suis un bon gars. Je veux dire : une bonne fille !
Ils sortaient maintenant du palais. Faustine entendit à nouveau le ronflement de l’orgue, ses notes qui flottaient autour des arbres comme une brume musicale. Justement, la vapeur des chaudières les entoura bientôt jusqu’à la taille.
Elle suivait Florent sans chercher à savoir où il l’emmenait.
— Qu’est-ce que tu as de plus cher ?
D’un geste vif, il avait tourné la tête vers elle. Faustine attendit quelques secondes avant de répondre :
— Eh bien… Mon père et ma mère, tiens !
Il hocha le menton.
— Moi, je n’ai plus mes parents. Tous les deux dans le champ de navets.
Faustine se rendit compte qu'elle n'était peut-être pas mieux lotie que Florent. Elle croyait dur comme fer que son père se trouvait quelque part dans cette ville. Mais où ? Quant à sa mère… Elle ignorait ce qui s'était passé il y a douze ans, mais les chances étaient très minces que Sylvia soit encore en vie.
— Mes parents, je ne sais pas où ils se trouvent. Mais ils sont tout de même ce que j’ai de plus cher !
— Tu es seule, alors ?
Elle devina qu’il concluait à l’absence d’un petit ami. Cette remarque l’avait chatouillée. D’autant que depuis un moment, elle ne pensait plus du tout à Vikram.
— Je te le dirai, si tu me dévoiles qui se cache derrière ce « ils »…
Il sourit et continua de la guider à travers le brouillard. Cherchant à se repérer dans le parc, elle se tourna pour embrasser le palais du regard.
C’était, à travers la brume, un spectacle extraordinaire. On aurait dit le Colisée de Rome revu par des architectes du Second Empire. Ses arches jaillissaient de la fumée, en plein cœur de Paris, comme sous les doigts d’un magicien.
À ce moment, elle entendit la voix de Florent dans son dos :
— Ils nous épient, tu sais. Ils nous testent.
Elle se tourna vers lui. Son expression avait changé.
— Ils veulent savoir de quoi nous sommes capables. Toi en particulier.
— Les Veilleurs, prononça-t-elle à voix basse.
Il la fixa sans rien dire. Elle prit cela pour un oui.
— Tu les as vues, les images ? Ces gens au crâne rasé ? Toi aussi tu es un avatar, n’est-ce pas ? Un « dormeur », comme ils disent...
Elle ne comprenait ces mots qu'à moitié. Les prononcer devant Florent, c’était soulever un peu le voile qui les recouvrait.
— Ils nous retiennent prisonniers ?
— Désolé. Je n’ai pas le droit de te répondre.
Elle eut un frisson d'horreur. Quoi qu’il dise, elle savait maintenant qu’elle ne se trouvait pas sous le Second Empire, mais dans une gigantesque illusion façonnée pour elle et les autres. Avatars, Dormeurs, peu importaient leurs noms : on les manipulait comme elle.
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Comme l'étau se relâchait, elle essaya d'articuler :
"Quelqu'un... quelqu'un..."
Mais elle ne put y parvenir.
Avant que ses yeux ne se voilent tout à fait, elle avait vu l'expression de Zapruder se modifier. Comme s'il venait de comprendre quelque chose, comme s'il se doutait qu'elle disait la vérité...
Mais il n'a rien fait pour lui venir en aide.
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Tandis qu'elle bousculait les passants l'un après l'autre, elle de sentait traquée par une volonté cachée, sournoise
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