A quelques heures près, le vaisseau transportant le petit Kal-L aurait atterri au Kansas et le futur Superman aurait été un citoyen américain. Hélas pour la bannière étoilée, c'est dans les plaines de blé d'Ukraine que le vaisseau a atterri. Résultat : Superman est un héros de l'Union Soviétique en même temps que son arme ultime. Chouchouté par Staline, Superman est aussi haï des Américains, et par Lex Luthor en particulier. En URSS, Superman est celui qu'il aurait pu être aux Etats-Unis : un ange gardien de la population, voyant, entendant, pressentant chaque danger et le réduisant à néant. En URSS, cependant, Superman n'a pas à se cacher : il n'est pas journaliste, il est Superman à plein temps, au service de la collectivité, stakhanoviste du travail et chantre de l'égalité.
Lorsque Staline décède, Superman est contraint de devenir le nouveau leader du monde communiste. C'est une contrainte car, conscient de sa supériorité naturelle, Superman ne veut pas ajouter à celle-ci la supériorité politique, citoyenne. Pourtant, Superman oeuvre pour le bien, quitte à forcer la main à ceux qui le refusent ou à lobotomiser les résistants. Il s'en trouve, cependant, au premier rang desquels Batman, russe lui aussi, qui refuse ce règne absolu et surtout forcé du bien, car cette politique de Superman ôte aux hommes leur libre-arbitre.
Malgré la domination presque totale des Soviétiques sur le monde, Superman ne parvient pas à mettre en place son monde idéal. La faute en revient, bien-sûr, à Batman, mais aussi à Lex Luthor, devenu président des Etats-Unis, et à Brainiac, qui simule sa soumission à Superman pour mieux le trahir.
Porté par un dessin dans la plus pure tradition comics, ce
Superman Red Son part sur un postulat génial. de fait, les valeurs sont inversées. Si Superman est toujours affublé d'un capital sympathie à son maximum, il va de soi que les Etats-Unis, représentés par Lex Luthor, endossent le rôle de la puissance néfaste. Quant à l'URSS, le stalinisme se heurte, donc, à la toute-puissance du bien commun et à l'égalité entre tous. Superman fait de l'URSS une superpuissance totale au service de ses concitoyens.
Comme souvent dans ce genre de comics, c'est une question morale qui est sous-jacente : ici s'opposent la liberté et la sécurité, Batman et Superman représentant respectivement ces deux valeurs. D'ailleurs, c'est davantage une réflexion plutôt qu'une affirmation que propose l'album. Avec Superman au pouvoir se pose aussi la question du pouvoir politique, et notamment de l'autoritarisme, et de la légitimité de celui-ci. Néanmoins, on comprendra aisément que cet album n'est pas un prétexte philosophique. Les pistes de réflexion existent mais l'album est surtout une relecture de ce mythe américain qu'est Superman. La transposition dans l'univers soviétique est bien réalisée, malgré quelques approximations (les enfants de l'amie d'enfance de Superman ont des noms typiquement américains, les affiches de propagande à la gloire de Superman sont écrites en anglais ...), et l'intégration des personnages secondaires (Batman, Wonder Woman, Loïs Lane, Brainiac ...) est là-aussi convaincante, bien que les femmes soient quelque peu maltraitées dans cet opus. On a là, avant tout, une oeuvre de divertissement qui réussit très bien ce qu'elle entreprend. C'est un point très positif, dans la mesure où ces univers comics sont, souvent, et malheureusement, plutôt imperméables pour tout lecteur novice en la matière.
De cette utopie - ou dystopie, selon son bord politique -, on retiendra évidemment le final, qui éclaire l'oeuvre sous un autre jour et lui donne une saveur toute particulière. Indéniablement, la construction du mythe Superman tient dans l'apport du Red Son un élément d'un très grand intérêt.