Que voit-on quand la mort vous arrive ? Que se passe-t-il au moment où la conscience chute dans l'abîme du néant ? Tous les morts le savent ; restent dans l'ignorance tous les vivants.
Attendre, c'est croire au retour de l'autre.
Tu sais que j'aime les mots de Hugues de Saint-Victor cités par Erich Auerbach et repris par Edward W. Saïd : « L'homme qui trouve douce sa patrie est encore un tendre débutant ; celui pour lequel tout sol est comme son sol natal est déjà fort ; mais celui-ci est parfait pour qui le monde entier est comme un pays étranger. »
La lecture de Montaigne, d'accès laborieux en raison de sa langue qui se situe avant la rupture radicale opérée par la rationalité classique, est comme un baume magique apaisant les maux sans nombre infligés aux animaux oubliés, laissés, délaissés, abandonnés, supprimés, tués, abattus massivement et industriellement, ici comme ailleurs, partout dans le monde. La langue française, que j'ai embrassée et faite mienne au cours d'un long apprentissage, est issue de l'âge de Descartes. Elle porte en elle, en un sens, la trace de cette coupure fondamentale à partir de laquelle il devient possible de ranger les vivants non humains, dans la catégorie des machines à exploiter. Il est triste de constater que la langue de l'après-Descartes qui m'habite m'obscurcit quelque peu la vue quand je contemple le monde animalier si foisonnant, si généreux, si bienveillant de Montaigne.
Deux ou trois petits s'amusent à se mordiller, à se battre, tandis que les autres roupillent. Parmi les éveillés, le plus actif tourne la tête et s'aperçoit que, au-delà du très haut mur de carton, trois têtes ont surgi. Il regarde le visage émerveillé de la collégienne qui le regarde. Une rencontre a eu lieu.
Il suffit de se rappeler une maxime de la Rochefoucauld, celle-ci par exemple : « L'humilité n'est souvent qu'une feinte soumission, dont on se sert pour soumettre les autres ; c'est un artifice de l'orgueil qui s'abaisse pour s'élever ; et bien qu'il se transforme en mille manières, il n'est jamais mieux déguisé et plus capable de tromper que lorsqu'il se cache sous la figure de l'humilité. »
Elle était devenue plus qu'une compagne, plus qu'une amie, un être pour lequel on se fait du souci jusqu'à en être malade, une créature pour laquelle l'emploi d'un mot comme animal ou bête n'était pas convenable, ni tolérable.
Nous mesurons la distance infinie qui sépare notre sensibilité d'aujourd'hui de celle de Rousseau, lorsque nous lisons les lignes suivantes extraites du livre II d'Émile : « Homme pitoyable ! tu commences par tuer l'animal, et puis tu le manges, comme pour le faire mourir deux fois. Ce n'est pas assez : la chair morte te répugne encore, tes entrailles ne peuvent la supporter ; il la faut transformer par le feu, la bouillir, la rôtir, l'assaisonner de drogues qui la déguisent : il te faut des charcutiers, des cuisiniers, des rôtisseurs, des gens pour t'ôter l'horreur du meurtre et t'habiller des corps morts, afin que le sens du goût, trompé par ces déguisements, ne rejette point ce qui lui est étrange, et savoure avec plaisir des cadavres dont l'œil même eût eu peine à souffrir l'aspect.»
Qu'est-ce que «comprendre», sinon la capacité de se mettre à l'écoute, à l'unisson de ce qui s'éprouve, se pense chez autrui ?
Le chien est, dit-on, le seul être sur terre qui vous aime plus qu'il ne s'aime lui-même. Mélodie m'aimait. Mais c'est mon moi dénudé qu'elle aimait.