Le feu de la nostalgie ne s'éprouve que dans l'éloignement. Revenir, c'est tuer la nostalgie pour ne laisser que l'exil, nu.
Pourquoi cette envie soudaine de reprendre contact ? Est-ce à cause de ma nausée du monde ? Une nausée ressortie des oublis par le désenchantement des ailleurs et des là-bas, dans le cri de la lucidité ? Toujours est-il que je me trouvais de nouveau défaite de tout. Mon détachement avait, de nouveau, gommé mes contours, piqué à ma bouche un sourire griffé, répudié mes yeux dans les lointains de la méditation.
Ou est-ce parce que la lettre de Yacine était postée d'Aïn Nekhla, mon village natal ?
Cette route, combien d'années l'ai-je parcourue, deux fois par jour ? Le matin, pour me rendre au collège. Le soir, pour rentrer à Aïn Nekhla. Vingt kilomètres séparent mon village de la ville. Vingt kilomètres de néant. Je n'ai rien oublié de ce néant non plus. La rectitude de son tracé goudronné. Son ciel torve qui calcine la poésie des sables. Ses palmiers, pauvres exclamations à jamais inassouvies. Le grimoire sans fin de ses regs. Les quintes sardoniques de ses vents. Puis le silence, poids d'une éternité consumée.
Où est-elle ? Qui est-elle maintenant ? Une petite fille morte de je ne sais quoi à Aïn Nekhla et qui erre dans sa mort ? Une passante à Paris dans l'anonymat sans frontière de l'exil ? Une femme qui marche sur une plage française en embrassant des yeux la Méditerranée, ce cœur immense qui bat entre les deux rives de sa sensibilité ?
Je ne voudrais pas être une femme ici. Je ne voudrais pas devoir porter en permanence le poids de ces regards, leurs violences multiples, attisées par la frustration. Pour la première fois, je réalise que l’acte le plus banal d’une femme en Algérie, se charge d’emblée de symboles et d’héroïsme tant l’animosité masculine est grande, maladive.
On retombe en amour, comme en enfance, avec une mémoire et une conscience expurgées de leurs défenses devenues caduques et encombrantes.
La fillette recule lentement, regagne son perchoir sur la crête de la dune. Elle me sourit. Neuf ans, dix ans pas plus. Je me laisse tomber à quelques pas d'elle, coulée dans le sable.
Elle se retourne vers moi. Inondée de soleil, les orteils dans le sable, l'autre pied nu y traçant des arabesques d'un mouvement gracieux de la cheville qui est d'un miel sombre. Sa robe jaune flotte autour d'elle comme une aile de papillon.
Lorsqu’on a toujours agi sous la contrainte ou dans l’urgence, avoir subitement le choix est un effroi, un luxe piégé que l’on fixe à reculons.
Il n'y a que des livres autour de mon lit, que des âmes d'encre encloses dans leurs rêves de papier.
Lovée là, je humais sa peau et m'y reconnaissais: couleur sable d'ombre, odeur d'ambre. Je ne bougeais plus. Elle riait d'attendrissement. Je levais un oeil et admirais le lisse de ses joues, leur brun ocré de sable au coucher. Ses yeux m'inondaient, coulaient le velouté de leur nuit sur les brûlures de mes jours. Quand elle travaillait, je demeurais près d'elle. Je ne faisais pas de bruit. Je la regardais. Dans sa maison, l'arôme du poivron grillé sur les braises, les senteurs de basilic et le chant andalou enivraient le matin. A chevaucher, chaque jour, mes propres frontières pour aller la rejoindre, le les ai rognées, cassées et dépassées. Son affection a été le meilleur antidote aux rejets croisés, pieds-noirs, juifs et arabes, qui sévissaient dans le village. Les joies de l'Indépendance ont été attristées par le départ d'Emma. Avec elle, j'ai perdu les derniers lambeaux de l'enfance. Elle m'a faite orpheline une seconde fois. J'ai envie de m'asseoir à ce pas-de-porte comme nous le faisions ensemble, autrefois. Emma, deux lettres distantes puis l'engloutissement dans la vie d'une Sarah étrangère; le silence de ceux qui conservent, enfouis en eux, des jamais indigestes.