Citations sur Les Essais (312)
Toute la gloire que je prétend [tirer] de ma vie, c'est de l'avoir vécue tranquille : tranquille non selon Métrodore, ou Arcésilas ou Aristippe, mais selon moi. Puisque la philosophie n'a su trouver aucune voie pour la tranquillité qui fût bonne pour tout le monde, que chacun la cherche en soi, individuellement !
Au sujet des hommes, je crois plus malaisément à leur constance qu'à toute autre chose, et je ne crois à rien plus aisément qu'à leur inconstance. Celui qui jugerait d'eux en détail, pièce par pièce, séparément, se trouverait plus souvent dire vrai.
[Sur la fréquentation des livres, livre III, chapitre 3].
Ces deux commerces (l'amitié et l'amour) sont fortuits et dépendants d'autrui : l'un est ennuyeux par sa rareté, l'autre se flétrit avec l'âge ; ainsi ils n'eussent pas assez pourvu au besoin de ma vie. Celui des livres, qui est le troisième, est bien plus sûr et plus à nous. Il cède aux premiers les autres avantages, mais il a pour sa part la constance et facilité de son service. Cettui-ci côtoie tout mon cours [= celui-ci accompagne de près toute ma vie], et m'assiste partout : il me console en la vieillesse et en la solitude ; il me décharge du poids d'une oisiveté ennuyeuse ; et me défait [débarrasse] à toute heure des compagnies qui me fâchent ; il émousse les pointures de la douleur, si elle n'est du tout extrême et maîtresse. Pour me distraire d'une imagination importune, il n'est que de recourir aux livres, ils me détournent facilement à eux, et me la dérobent ...
p. 1292
L'étonnement est le fondement de toute philosophie, la recherche en est le progrès, l'ignorance en est le terme. Mais vraiment il y a quelque ignorance forte et noble qui ne le cède en rien, en honneur et en courage, à la connaissance : et pour concevoir cette ignorance, il n'y a pas moins de connaissance que pour concevoir la connaissance.
L'heur et le malheur sont à mon avis deux puissances souveraines. C'est un manque de sagesse que de penser que la sagesse humaine puisse remplir le rôle de « la Fortune ». [...]
Je dis plus : [je dis] que notre sagesse elle même et notre réflexion suivent la direction que trace le hasard. Ma volonté et mon raisonnement se meuvent tantôt d'une manière, tantôt d'une autre et il y a beaucoup de ces mouvements qui ne sont pas gouvernés par moi. Ma raison a des impulsions et des agitations quotidiennes et accidentelles.
Vertuntur species animorum, et pectora motus
Nunc alios, alios dum nubila ventus agebat,
Concipiunt.*
[Les dispositions de l'âme changent, et les cœurs éprouvent tantôt une émotion, tantôt une autre comme les nuages que pousse le vent.]
*Virgile, Géorgiques.
C'est chose tendre que la vie et aisée à troubler.
Quand on me contrarie, on éveille mon attention, non ma colère ; je m'avance vers celui qui me contredit, qui m'instruit. La cause de la vérité devrait être la cause commune à l'un et à l'autre. Que répondra-t-il ? La passion du courroux lui a déjà frappé le jugement, le trouble s'en est saisi avant la raison ...
Le pire que je trouve dans notre situation présente, c’est l’instabilité, et le fait que nos lois, pas plus que nos vêtements, ne peuvent prendre aucune forme arrêtée. Il est bien facile d'accuser d'imperfection un système de gouvernement car toutes les choses mortelles en sont pleines ; il est bien facile de faire naître chez un peuple le mépris de ses vieilles coutumes : jamais homme n’entreprit cela sans y parvenir. Mais y établir ensuite de meilleures institutions à la place de celles qu'on a ruinées, à faire cela, beaucoup de ceux qui l'avaient entrepris ont pris un refroidissement.
La connaissance et la vérité peuvent loger chez nous sans le jugement et le jugement peut y être aussi sans elles : [je dirai] même [que] le fait de connaître son ignorance est l'un des signes de jugement les plus beaux et les plus sûrs que je trouve.
Nous n'aimons pas la rectification [de nos opinions] ; il faudrait [au contraire] s'y prêter et s'y offrir, notamment quand elle vient sous forme de conversation, non de leçon magistrale. À chaque opposition, on ne regarde pas si elle est juste, mais, à tort ou à raison, comment on s'en débarrassera. Au lieu de lui tendre les bras, nous lui tendons les griffes.