Pour quelle raison n'avons-nous aucune peine à croire en la misère, en la cruauté et en l'horreur du monde, alors que lorsque nous parlons de bons sentiments il nous vient aussitôt un rictus ironique au visage et nous considérons cela comme une niaiserie ?
Tout ce que nous apprenons au cours de nos brèves existences n' est qu' une pincée insignifiante arrachée à l' énormité de ce que nous ne saurons jamais.(p158)
Avez-vous déjà senti la terreur des nuits, l’étouffement des cauchemars, l’obscurité qui murmure sur votre nuque de son haleine froide que, même si vous ne savez pas combien de temps il vous reste, vous n’êtes qu’un condamné à mort ? Et pourtant, le lendemain matin, la vie explose de nouveau dans son joyeux mensonge d’éternité.
Cerveau n'avait jamais désiré avoir d'enfant, elle n'avait jamais ressenti l'appel maternel. Et elle ne croyait pas qu'être une femme consistait à accoucher. Mais son entraînement scientifique la rendait également consciente de l'échec biologique de ses gènes. Tous les êtres humains, hommes et femmes, étaient le produit d'un très long, d'un multiple et retentissant succès. Du triomphe de chacun de leurs ancêtres . [...] toute cette lignée génitrice qui remontait jusqu'à se perdre dans le passé le plus lointain, était composée d'individus qui avaient réussi à naître, à ne pas mourir en bas âge, à grandir, à s'accoupler avec un partenaire adéquat et fertile, à avoir au moins un enfant et à le maintenir en vie suffisamment longtemps pour que le processus continue. Oui, Cerveau était la conséquence d'une réussite collective monumentale, mais ce témoin génétique se perdrait à présent. Son petit et trivial échec biologique mettait un point final à une lignée de survie millénaire. Mais c'était peut-être mieux ainsi. C'était peut-être mieux de pouvoir retourner à la pureté des atomes sans aucun handicap, sans aucun bagage, sans laisser aucune trace individuelle. [...] Quel soulagement de pouvoir redevenir juste et rien qu'une poignée d'atomes, infiniment petits, infiniment durables, infiniment prodigieux.
Et, par ailleurs, qu'est-ce qui était le pire? La tristesse du bonheur perdu, ou l'amertume glacée de celui jamais vécu, de la félicité non atteinte?
Daniel ne comprenait pas pourquoi le bonheur ne fonctionnait pas: en réalité, ça n'avait pas l'air d'une chose si difficile. Par exemple, au point où il en était, il lui aurait suffi que quelqu'un l'aime. Que quelqu'un l'aime de cette manière si complice et complète qu'il avait imaginée dans son adolescence. De cet amour qu'il croyait éprouver pour Marina quand ils s'étaient connus. Mais à présent, après tant d'années passées à dormir ensemble toutes les nuits, à partager l'intimité suprême de la transpiration et des flatulences, ce vieil amour était enterré sous des couches géologiques de rancoeur et de peine. Quelle chose étrange que, ayant tellement désiré s'aimer, ils n'aient pas été capables de le faire, se dit Daniel.
Je veux dire qu'on est mort quand personne se soucie de vous, quand personne vient vous voir, quand personne vous garde dans sa mémoire... Là oui, on meurt pour de vrai.
Nous portons tous à l’intérieur de nous une ombre d’atrocité et une aspiratien à la beauté, et certaines personnes marchent sur le bord même du précipice sans savoir de quel côté elles finiront par tomber.
Il se trouvait dans l' un de ces moments lumineux que l' existence vous offre parfois; des instants de plénitude où tout semble acquérir un sens et où l' on dirait que cette sagesse ne va plus vous abandonner pour le restant de votre vie.(p258)
On voyait au fond la ligne de la ville, les tout nouveaux gratte-ciels à moitié éclairés et la clarté orangée des lumières urbaines, qui, collée sur le profil de l'horizon, semblait la vapeur de la respiration des immeubles. Mais avant d'arriver à ce royaume de pouvoir et de richesse, à cet étalage d'acier et de kilowatts, il y avait la tache sombre des terrains vagues suburbains à travers lesquels ils étaient maintenant en train de passer, des champs arides qui des siècles plus tôt avaient dû être cultivés, mais qui n'étaient plus à présent que des friches sales envahies par une horde de drogués et de misérables. Des terres humiliées par les poubelles, les délits et les douleurs accumulés en ces lieux année après année.