On peut tout prévoir, sauf le sentiment que pourra vous inspirer ce qu'on a prévu. Par exemple, il est possible de prévoir que de sous un rocher, un serpent va sortir d'un trou; mais il est difficile de prévoir la qualité et l'intensité de la peur que provoquera en nous la vue du reptile. J'avais mille fois imaginé la sortie de Cecilia de la maison de l'acteur, seule ou avec lui; mais je n'avais pas prévu les sentiments que j'éprouverais en la voyant sortir de cette porte, encadrée de marbre noir, la main dans la main de Luciani.
Oui, je voulais que Cecilia m'ennuie, mais je ne voulais pas la haïr. Et, de toute façon, je l'aimais trop pour me libérer d'elle au prix de sa transformation d'adolescente pauvre et pleine de grâce en riche harpie.
Et tout était peut-être vrai, au moins dans les détails, car je savais que Cecilia, lorsqu'elle se trouvait obligée de mentir, le faisait en construisant l'édifice de son mensonge avec les matériaux de la vérité.
Ainsi Cecilia me paraissait absente lorsqu'elle se trouvait dans l'atelier et se serrait contre moi; et maintenant qu'elle n'était pas là et que je savais qu'elle ne viendrait pas, je la sentais amèrement et confusément présente.
Il était clair que ce n'était pas tant les faits qui m'intéressaient que quelque chose se trouvant au-delà des faits, qui en constituait le fond et la justification.
Mais il n'est pas facile, lorsqu'on s'ennuie, de penser avec continuité à quelque chose.
Dans la parabole, l'enfant prodigue revient à la maison et son père l'accueille avec tous les honneurs et tue pour lui le veau gras. Dans la parodie au contraire, le veau gras s'enfuit épouvanté, dès le retour du fils prodigue, sachant bien ce que le sort lui réserve. On l'attend. Le veau gras se fait attendre longtemps, puis se décide à revenir. Alors, au comble de la joie, le père, pour fêter le retour du veau gras, tue le fils prodigue et le lui donne en pâture.
L'ennui pour moi est véritablement une sorte d'insuffisance, de disproportion ou d'absence de la réalité.
Avec Cecilia, j'oscillais entre l'ennui et la manie sexuelle, de même dans l'art, j'oscillais entre la mauvaise peinture et la non-peinture.
L'aspect principal de l'ennui était l'impossibilité pratique de rester en face de moi-même, seule personne au monde d'autre part de laquelle je ne pouvais me défaire d'aucune façon.